« Wélé wélé. » Le qualificatif désigne une personne qui bouge partout, qui n’a ni froid aux yeux ni sa langue dans sa poche. Enfant, ma mère me le lançait lorsqu’elle fatiguait des bêtises commises avec ma sœur ou de me voir courir partout. Les moments de colère ou de joie sont les rares fois où sa langue natale résonnait.

Ma mère ne nous a jamais parlé en bété. On l’entendait parfois au téléphone avec la famille en Côte d’Ivoire ou avec ses sœurs qui vivent en France, mais jamais sur de longues conversations. Le plus souvent, ce sont de petits mots qui fusaient pour commenter une situation choquante ou drôle.

Ma mère est ivoirienne d’ethnie bété et mon père togolais d’ethnie éwè. Je ne parle la langue d’origine ni de l’un ni de l’autre. Mes parents se sont séparés quand j’étais petite et j’ai surtout vécu avec ma mère. Par la cuisine, les chansons… J’ai baigné principalement dans la culture ivoirienne. Loin de Lomé (capitale du Togo).

Jusqu’à l’adolescence, je ne me suis pas trop souciée de maîtriser la langue de ma mère ou celle de mon père. Sauf peut-être à l’école où mes amis parlaient l’arabe, le soninké, bambara, lingala entre eux. J’enviais leur complicité.

« Manié yè na da nié bhèti-gbo tchia ? » – Pourquoi ma mère ne m’a pas appris le bété?

Quand j’ai commencé à m’interroger sur mon rapport à mon pays d’origine, j’en ai parlé avec mère. Pourquoi avait-elle choisi de pas nous transmettre sa langue ? « J’ai voulu vous apprendre, mais comme j’étais seule à vous élever, j’ai préféré vous parler en français. En Côte d’Ivoire, mes parents nous parlaient le bété, mais déjà la plupart de nos échanges se faisaient en français », m’a-t-elle expliqué.

En France comme en Côte d’Ivoire, mes oncles et tantes n’ont pas non plus transmis le bété à leurs enfants. Ivoiriens-Béninois, mes cousins se retrouvent ainsi dans la même situation que moi.

En Côte d’Ivoire, l’école se fait en français et les démarches administratives aussi 

Avant 2022, je n’avais jamais mis les pieds en Côte d’Ivoire. Jusqu’ici, j’avais vécu dans un semblant de culture ivoirienne, une atmosphère enrichit par la nourriture et la musique, comme le coupé-décalé ou le zouglou. Arrivée là-bas, j’ai rencontré une partie de ma famille pour la première fois. J’ai alors réalisé que mes cousins et cousines, comme la plupart des jeunes de leur entourage, ne parlaient pas bété.

En Côte d’Ivoire, la langue de l’ancien colonisateur, le français, reste la langue officielle du pays. Une supériorité linguiste imposée. L’école se fait en français, les programmes de télévision sont en français, les démarches administratives le sont aussi.

Parler français est un fort marqueur social. Cela signifie que vous n’êtes pas un gaou (villageois, ndlr), et ceux qui ne parlent pas français sont généralement ceux qui n’ont pas fréquenté les bancs de l’école.

Au moment de l’indépendance de la Côte d’Ivoire en 1960, Félix Houphouët-Boigny, premier président de la nation ivoirienne, avait la possibilité de maintenir ou pas le français comme langue nationale. Son choix a été justifié par la multiplicité des langues locales. Garder le français a été présenté comme une solution pour unifier les Ivoiriens autour d’une langue.

Mon retour à la langue d’origine

Au fur et à mesure de mes voyages et de mes lectures sur la Côte d’Ivoire, j’ai ressenti le besoin d’apprendre ma langue pour me connecter à la culture bété. Ma mère m’a appris quelques mots, des phrases du quotidien comme ayoka (bonjour, ndlr) ou na li ga ké (comment tu vas, ndlr) que j’ai soigneusement noté dans un cahier.

Pour avoir les bases en bété, j’ai aussi regardé les vidéos de Kevin Dallo, un jeune métis franco-ivoirien qui a appris sa langue en autodidacte. Face à des sollicitations croissantes, il a lancé sa chaîne sur YouTube en 2019 et donne désormais des cours. Kevin Dallo a même créé un groupe WhatsApp pour ses apprenants. Dans ce groupe, nous échangeons des mots de vocabulaire, mais aussi des musiques, des ressources historiques pour retracer le fil de notre histoire.

La vivacité de ce groupe en témoigne, il y a une forte demande des afro-descendants ivoiriens de renouer avec la langue et l’histoire de nos parents. Cette demande répond aussi à une volonté de transmettre notre culture à nos descendants. Je veux connaître mes racines et faire perdurer l’identité de mes ancêtres. L’oubli me serait insupportable.

Yvana Tchalla

Articles liés

  • En finir avec le mot « blédard »

    Dans la communauté franco-maghrébine, la figure du « blédard » fait souvent office de moquerie. Un mot en apparence inoffensif qui cache pourtant des réalités complexes. Anatomie d’un mot.

    Par Ramdan Bezine
    Le 11/04/2024
  • Sinan, un Franco-Marocain à la découverte de sa culture d’origine

    Sur Instagram, Sinan, 23 ans, partage son quotidien rythmé par les rencontres, les découvertes culturelles et surtout l’apprentissage de la darija, l’arabe marocain. Depuis la fin du mois d’octobre, ce Franco-Marocain est parti vivre dans le pays de son père pour se réapproprier sa langue et sa culture d’origine.

    Par Ayoub Simour
    Le 15/01/2024
  • Langue(s) et origine(s) : « Une fausse Algérienne? »

    Pourquoi en France un certain nombre de parents n'ont pas ou peu transmis leur langue maternelle à leurs enfants ? Pour tenter de répondre à cette question, nos blogueuses et nos blogueurs explorent leur histoire familiale. Zoé nous parle, ici, de son rapport à l’arabe.

    Par zoe rehahla
    Le 19/09/2023