Sociologue, directeur d’études à l’Ehess et auteur du récent ouvrage Radicalisation, Farhad Khosrokhavar analyse les événements tragiques qui ont secoué la France depuis trois jours : nouvelle forme de djihadisme, idéologie radicale, interprétation, dialogue.

Mercredi 7 janvier 2015, des hommes armés faisaient irruption dans les locaux du journal Charlie Hebdo, à Paris, assassinant douze personnes. Huit journalistes. Un employé de l’accueil. Un invité à la conférence de rédaction. Un policier chargé de la protection des personnalités. Un policier qui se trouvait à l’extérieur. Parmi les journalistes, les noms de Charb (le directeur de la rédaction et dessinateur), Cabu (le directeur artistique et dessinateur), Tignous, Wolinsky, Honoré (dessinateurs) et Bernard Maris (économiste) alignés les uns derrière les autres provoquaient un effroi particulier et une tristesse inouïe dans tout le pays. Les terroristes ont également fait onze blessés, dont quatre graves. Mais leurs principales cibles étaient les grandes figures du journal, piliers et garants de sa liberté de ton. Nous sommes revenus sur ce tragique événement avec Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’études à l’Ehess et auteur de Radicalisation*.

Comment qualifiez-vous l’attentat de mercredi ?

Farhad Khosrokhavar : Pour ce qui est du jugement moral, je rejoins le reste de la société civile. Une condamnation sans nuance, totale. Mais après il faut faire une analyse sociologique et anthropologique. Il faut savoir se distancier, essayer de saisir pourquoi ils ont fait cela. Dans la compréhension de ce phénomène se pose une question d’herméneutique : comment définir cet acte, par ailleurs inqualifiable ? Gardons bien en tête qu’en Europe actuellement — et particulièrement en France, il y a deux modèles dominants de djihadistes :

– Le premier modèle est ce que l’on peut appeler le modèle « classique », qui a commencé en 1995 avec Khaled Kelkal, cet homme qui a fait sauter le RER B à la station Saint-Michel, à Paris. C’est le cas de figure de jeunes qui sont soit nés en France, soit se sont socialisés après, et qui par la suite se retournent contre la société pour de multiples raisons. Des caractéristiques importantes dans ce type de djihadisme : d’abord ce sont des jeunes qui sont pour la plupart issus des banlieues. Il y a quelques cas exceptionnels, mais pour la majorité ils sont issus des cités, pour certain de troisième ou quatrième génération d’origine nord-africaine. Les banlieues sont un peu le théâtre de l’associalisation de ces jeunes. Il y a évidemment une exclusion économique, une sorte de ghettoïsation mentale. J’entends par là le fait que ces jeunes pensent que la société leur en veut, les déteste, qu’ils sont les victimes innocentes de gens qui leur en veulent et qui les marginalisent en les enfermant dans ces espèces de ghettos que sont les cités.

Il y a un imaginaire qui ne correspond pas à l’exacte réalité. Qu’il y ait des marginalisations en France, qu’il y ait du racisme, tout ça c’est vrai, mais dire que toutes les portes sont fermées c’est faux. Il y a des jeunes des banlieues qui finissent par rejoindre les classes moyennes et arrivent à vivre comme les autres. Cet imaginaire fait partie du jeu qui ensuite nourrira le djihadisme, à savoir une victimisation totale. « Je suis victime d’une société où aucune perspective d’avenir ne se présente à moi ». Le second critère touche celui de personnes totalement « désislamisées », ils subissent un islam imposé par leurs parents et se retrouvent à consommer de l’alcool, de la drogue, à tomber dans la déviance, à avoir une petite copine, qu’ils finiront par rejeter par la suite. Puis il y a un processus de « réislamisation » extrémiste. Attention, si tous les extrémistes sont des désislamisés, l’inverse n’est pas toujours vrai.

Le troisième point concerne ceux qui sont passés par la case prison. La prison n’est pas un lieu d’endoctrinement, c’est un lieu où la fracture est encore plus profonde : c’est un lieu où on est parfois mis injustement derrière les barreaux. Cela prend des formes de strangulations mentales.
Le jeune finit par croire qu’on l’envoie en prison parce qu’il est jeune de banlieue et non pas parce qu’il a commis des crimes ou des délits. Enfin, il y a ce que j’appelle le « voyage initiatique » : parmi des jeunes de banlieues, certains ont fait un voyage, dans un pays d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. C’est le cas de l’un des deux frères qui ont tué les journalistes de Charlie Hebdo. Ces voyages les confortent dans l’idée que dans les sociétés musulmanes ils luttent en héros.

– En parallèle de ces cas de figure, il y a une nouvelle forme de djihadisme, qui date surtout de 2013, au moment où le mouvement de contestation en Syrie s’est transformé en guerre civile. Là, on voit comment cela finit par attirer des jeunes de classes moyennes partout en Europe. Ces jeunes ne sont pas du tout issus des banlieues. N’ont aucun passif judiciaire. Ne sont pas dans la délinquance. Le djihadisme s’élargit donc, en acquérant de nouveaux visages. Il y a des jeunes filles. Et puis il y a aussi des convertis, aussi. Des anciens bouddhistes, qui se sont convertis à l’islam. On a quelques cas de juifs qui se sont reconvertis à l’islam radical. On a des chrétiens. Des laïcs.

L’attentat de mercredi est similaire à ce qui s’est passé dans la tête de Merah, de Nemmouche, c’est-à-dire punir ceux qui agissent contre Allah.Des militaires, des Juifs et mercredi, les journalistes de Charlie Hebdo qui avaient profané l’image du Prophète. Le processus est le même : voilà par leurs actes les ennemis de l’islam, alors on les identifie et on les élimine. Dans cet acte, il y a une déshumanisation totale, de l’ennemi comme de soi-même. L’adversaire n’a pas le droit à l’existence, ce qu’il a fait, c’est la profanation du sacré et donc la punition, c’est la mort. C’est un phénomène assez classique de ces jeunes qui se radicalisent et qui adoptent des attitudes extrêmes. Il y a d’un côté la mise à mort de l’autre, pour défendre le sacré, et là, les deux frères, en tuant les journalistes de Charlie Hebdo ont fait ce qu’ils pensaient relever du djihad – c’est-à-dire de la guerre sainte. Seulement, c’est une interprétation du djihâd, ce n’est pas « Le Djihad ». Cela montre qu’il y a un certain nombre de jeunes, en France et en Europe, qui sont attirés par cette version extrémiste du religieux.

Quels sont d’après vous les profils des trois suspects ?

Ils sont dans le cas classique dont je vous parlais au début. Ce ne sont pas des jeunes des classes moyennes, ce sont précisément ceux qui accumulent les caractéristiques que je vous ai citées en premier lieu. Vie en banlieue, déstructuration mentale, désislamisation, réislamisation en tant que djihadistes, passage à la prison, voyages initiatiques dans des pays en guerre.

Ces personnes se seraient revendiquées d’Al-Quaeda, auraient crié vouloir « venger le Prophète ». À quel moment ont-ils basculé dans la folie meurtrière ?

La folie meurtrière arrive lorsqu’ils arrivent à concevoir un plan, à être totalement convaincus de ce qu’ils font, ici c’était le cas de deux frères donc c’était beaucoup plus facile pour eux de concocter ce plan, une fois qu’ils sont passés à l’acte. Il y a un moment où l’idéologie radicale se transforme en une action radicale. Ce passage, on ne peut jamais dire comment il s’effectue. Disons qu’on peut simplement le décrire. Mais le pourquoi et le comment… Tout dépend de leur libre arbitre, de leur préparation. Il leur a fallu tout de même avoir une kalachnikov, prévenir les autres, s’armer… Tout cela, ça prend du temps. Encore faut-il aussi qu’on soit capable de prendre cette décision meurtrière. Tout le monde ne passe pas à l’action. Là, ils l’ont fait parce qu’il y a eu cet effet de djihadisme qui était beaucoup plus accentué chez eux que chez les autres. Mais, je le répète, cet extrémisme relève de phénomène ultra-minoritaire. Et heureusement. Ils ne sont pas très nombreux, ce sont des exceptions.

Comment la sphère djihadiste peut-elle faire l’apologie de ce genre d’individus, totalement contraires, dixit certaines personnes, « aux valeurs de l’islam » ?

Ce n’est pas contraire aux valeurs de l’islam, c’est contraire aux valeurs de l’islam modéré. On n’a pas une valeur de l’Islam. De même qu’il n’y a pas de valeurs fixes de la religion musulmane, du christianisme… C’est sujet à l’interprétation des uns et des autres. Ceux qui disent cela disent alors « moi je sais ce que c’est que l’islam » or on a des interprétations. On ne sait pas ce qu’est l’essence même de l’islam. Celui qui prétend cela serait vraiment un demi-dieu. Dans le Coran, chaque sourate peut être lu dans le « sens qu’il faut ». Il y a d’ailleurs, dans des pays arabes, des muftis qui font des interprétations extrêmes de ces versets. Et puis, dans ce livre sacré, des passages peuvent être compris dans des sens opposés. Certains ne gardent que ce qui les arrange. Mais qui peut dire s’ils sont ou non des musulmans ?

Moi je dis : ils sont musulmans extrémistes. C’est la version extrémiste de cette religion. Maintenant dire que l’islam est contre ces personnes est un jugement théologique. Eux aussi pensent ainsi : ils disent des autres qu’ils ne sont pas musulmans ! Après tout, la religion n’est pas une démocratie, c’est une adhésion individuelle et la foi est propre à chaque personne. Je crois qu’on ne peut donc pas dire ça. Eux, en leurs âmes et consciences, pensent qu’ils sont de bons fidèles et pour cela ils sont prêts à mourir. Pour autant, leur version de l’islam est une version dangereuse, une version que la majorité des musulmans rejettent. Pour ou contre, moi personnellement je suis contre, mais de là à dire qu’ils ne sont pas musulmans… C’est un pas que je ne franchirais pas.

Par ailleurs, on peut condamner ces versions qui sont anti-sociales et qui se nourrissent de violence aveugle mais dire qu’ils ne sont pas musulmans… En France, des théologiens le disent. Mais qui peut décider des jugements de valeur, décider que quelqu’un l’est ou pas ? Je ne m’autoriserais pas cela et cela serait jouer leur jeu. La meilleure chose à faire est de dire : je ne partage pas cette vision de l’islam, je la trouve partielle et dangereuse. Pourtant ma version est tout aussi fondée sur des textes sacrés, etc… On peut, comme cela, défendre une version beaucoup plus modérée que la leur.

Les musulmans de France doivent-ils se désolidariser à chaque événement de ce type ?

Ça c’est contraire aux valeurs de la République. Se désolidariser contre eux, en tant que citoyens, oui, mais pas en tant que musulmans. Si vous faites cela, vous faites du communautarisme inversé. Pourquoi des musulmans, citoyens français, devraient-ils se rassembler pour dénoncer au nom de l’islam les actes barbares ? Il ne faut pas qu’il y ait une exigence de la part des autres pour que les personnes se désolidarisent en tant que musulmans. Cela les place dans une communauté. Alors d’un côté on dit « il n’y a pas de communauté il n’y a que des individus » et de l’autre on dit « ils doivent condamner ces djihadistes en tant que musulmans ». Il faut savoir ce que l’on veut. En France, on n’a pas le droit de former des communautés à l’extérieur de la nation. Par conséquent on peut uniquement leur demander une condamnation en tant que citoyens.

Comme pour le 11 septembre aux États-Unis, il y a eu un « avant » et un « après » 7 janvier en France. Comment gérer la vague d’amalgames, de haine et de division qui va déferler sur le pays ?

Je pense que c’est par le dialogue social. Les musulmans et non-musulmans doivent pouvoir se parler, constituer des groupes de dialogues. Il existe déjà des groupes de dialogues interreligieux, mais j’ai plutôt l’impression qu’il faut constituer des forums entre religieux et non religieux. Les athées doivent pouvoir parler avec des musulmans et inversement. Il faut que l’on force ces portes du dialogue social. En France on a du mal à le faire en dehors de l’État. Et l’État n’a rien à faire là-dedans, hormis peut-être pour leur mise en place. Les différents groupes sociaux dans le pays doivent pouvoir lancer des mouvements dans le sens de l’échange, pour faire avancer la compréhension mutuelle. Il faut que la suspicion vis-à-vis des musulmans soit levée. Et cela ne peut se faire que si les citoyens qui se réclament de l’islam peuvent aussi s’associer à cela. Cela doit se faire des deux côtés. Ce n’est pas facile, mais c’est possible.

Propos recueillis par Pegah Hosseini

*Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 12 €

Articles liés