Le 17 octobre 1961 est une date historique. Je savais qu’il s’était passé quelque chose de grave ce jour-là, que ça concernait une manifestation d’Algériens et que ça ne s’était pas très bien passé, mais mes connaissances s’arrêtaient là. Aujourd’hui nous commémorons le cinquantenaire de cet événement tragique. C’est ce qui m’a poussé à questionner ma grand-mère (Mema) à ce sujet. Je ne connais pas cette date. Elle ne figure pas dans mes livres d’histoire. Ma grand-mère, elle, l’a vécue. Elle s’en souvient comme si c’était hier. J’adore quand Mema me raconte son histoire parce qu’elle prend bien le temps d’expliquer, de donner tous les détails, c’est mieux qu’un film.

Alors Mema qu’est-ce qu’il s’est passé le 17 octobre 1961 ? Il y a eu une grande manifestation à Paris. Ils ont dit aux gens de venir. Certains y sont allés et d’autres pas. Ça s’est mal passé là-bas. La police était à cran, ils ont attrapé les gens et ça s’est mal terminé. Beaucoup d’Algériens ont été blessés, d’autres sont morts. On les a jetés dans la Seine.

Qui vous a dit de venir ? C’est les Arabes, les résistants. Enfin le FLN comme on dit, sauf que les Français, ils ne voulaient pas de cette manifestation.

Comment avez-vous été informés de la manifestation ? Je me souviens surtout du jour où on a été informés. Des compatriotes sont venus sonner chez nous en nous disant qu’il fallait venir manifester le 17 octobre, que c’était très important. Tout le monde devait manifester. Il fallait être solidaire. J’ai dit « oui oui » mais je n’ai pas pu m’y rendre. Je venais d’avoir mes jumelles, elles avaient trois mois ce n’était pas possible. Ton grand père, paix à son âme, lui non plus n’a pas pu y aller. Il a travaillé, comme tous les autres jours.

Comment tu l’as vécu cette journée ? Assez mal ! Je suis restée à la maison toute la journée avec ma fille aînée de 8 ans et mes bébés de trois mois. J’avais peur de sortir. Les gens disaient que ceux qui n’allaient pas à la manifestation devaient se cacher, on pensait qu’il ne fallait pas dire qu’on n’y allait pas, on a tellement vécu dans la terreur qu’on pensait qu’ils allaient nous forcer. C’était considéré comme lâche de ne pas manifester ce jour-là, on devait soutenir notre pays. J’ai donc fermé la porte sous laquelle j’avais collé un petit tapis pour qu’on ne voit rien en dessous, on devait faire le moins de bruit possible, la lumière était éteinte, je priais pour que les bébés ne pleurent pas.

Et comment as-tu su ce qu’il s’était passé, que les événements avaient mal tourné, tu as regardé la télé ? Ah non personne n’avait la télé à cette époque, et surtout pas nous ! J’ai juste entendu les gens parler, si la télé n’existait pas t’inquiètes pas que les gens parlaient beaucoup.

Donc aucun membre de notre famille ne s’est rendu à cette manifestation pacifiste ? Mais si ! Le cousin de ton grand-père. Il s’est fait attraper par la police, mais lui a eu de la chance, ils ne l’ont pas jeté à l’eau, ils l’ont juste mis en prison pendant longtemps. Et il y a surtout eu mon grand frère qui était manifestant. J’ai eu très peur pour lui. Je ne l’ai pas su sur le coup parce qu’à l’époque les téléphones, les portables, Internet et tout ça n’existait pas, ce n’est pas comme aujourd’hui. Donc je l’ai su quelques jours après et en plus il n’habitait pas près de chez moi. Quand j’ai été au courant, je l’ai disputé bien sûr ! C’était très dangereux, il aurait pu lui arriver quelque chose de grave. Il y avait beaucoup de manifestants, donc ils n’ont pas pu avoir tout le monde mais quand même, ça aurait aussi pu lui tomber dessus, on ne sait jamais. J’aurai pu perdre mon frère ce jour là.

L’aînée de mes tantes qui avait donc 8 ans à l’époque des faits se souvient aussi de cette journée du 17 octobre 1961 :

Quels souvenirs gardes-tu de ce jour ? On nous a dit qu’il fallait que tout le monde y aille par solidarité, pour la liberté, l’indépendance de l’Algérie. Sauf que moi j’avais 8 ans, j’avais 2 petites sœurs jumelles en bas âge donc ma mère n’a pas pu y aller. Elle n’était pas la seule puisque la plupart des autres femmes algériennes étaient dans le même cas. Mais personne n’avait précisé que ceux qui avaient des enfants en bas âge pouvaient rester chez eux. Donc ces femmes qui n’ont pas été manifesté ont dû rester discrète, ne rien dire parce que c’était mal vu. On savait juste que tous les Arabes devaient être ensemble pour soutenir l’Algérie et qu’il fallait être nombreux. Il fallait se faire tout petit parce que c’était considéré comme une trahison, je ne sais pas d’où est venue la rumeur, il n’y avait pas la télé mais ce sont les bruits qui courraient.

Est-ce que tu te souviens de ce jour-là particulièrement ? Oui très bien même. C’était donc le mois d’octobre il faisait nuit tôt. Je me rappelle qu’il y avait un vent terrible, qu’il faisait froid. On était dans ce qu’on appelle aujourd’hui des bidonvilles, il y avait un gui dans la cour et les branches tombaient. Moi j’étais effrayée par tous ces bruits. Je pensais qu’il y avait quelqu’un dans la cour qui nous avait entendues. Il fallait se cacher, il ne fallait pas que les gens voient notre lumière. Maman avait bouché toutes les ouvertures avec des tapis et papa, le chef de famille, n’était pas là. Avec maman on se disait « oh la la si les bébés pleurent ils vont nous entendre et si ça se trouve il y a même des espions qui nous écoutent » pour te dire tout ce qu’on pouvait imaginer !

Pourtant tu étais petite ! Oui j’étais petite mais je voyais et je sentais la peur de ma mère. Elle culpabilisait de ne pas y aller. Moi je ne culpabilisais pas mais je sentais que le moment était grave. Je me souviens de cette peur comme si c’était hier, pourquoi, je ne savais pas trop. Avec le recul, avec le temps oui bien sûr. Mais sur le coup, je ne comprenais pas, à 8 ans, comment voulais-tu que je sache… Dans la soirée, on est venu frapper à la porte. On a entendu de grands coups. Je ne te raconte pas la panique. C’était le soir même de la manifestation, on ne voulait pas ouvrir. Puis ils nous ont dit « ouvrez, ouvrez, n’ayez pas peur. » C’était des gens qui étaient envoyés, des femmes et des hommes pour avertir justement toutes ces femmes. Ils ont su qu’elles étaient paniquées et catastrophées parce qu’elles ne pouvaient pas manifester. C’est à partir de ce moment-là qu’on a respiré. Ils nous ont expliqué que les femmes et les personnes âgées n’avaient pas à faire acte de présence. Ce n’est qu’à cet instant qu’on a poussé un grand ouf de soulagement, qu’on a pu allumer la lumière. Finalement peu de femmes ont manifesté. Comme toujours les hommes étaient mis en avant. Mon père qui est maintenant décédé n’a pas pu s’y rendre. Heureusement quand j’y repense, car il travaillait en usine et il faisait les trois 8, un  coup il était du matin, un coup du soir.

Quand avez-vous su ce qu’il s’était passé ? Le lendemain et les jours suivant parce qu’il n’y avait pas de télévision. Qu’il y avait des morts, qu’ils ont jeté des Algériens dans la Seine. Je me souviens de la tristesse des gens qui m’entouraient. Des hommes qui sont allés manifester pour leur patrie, leur indépendance, leurs droits ont été tués et  balancés à l’eau. C’était donc affreux, mais tout ça on l’a su qu’après, qu’il y avait eu des dizaines et des dizaines de morts. C’était la période de l’Algérie française. Mais tout ce que je te raconte ne sont que des souvenirs d’une petite fille de 8 ans. On n’y connait pas grand-chose à la politique, mais je savais quand même que c’était la guerre, qu’il fallait manifester  pour son pays, j’entendais les adultes. Je vivais dans ce climat avec mes parents. J’ai juste ce souvenir de peur de cette journée du 17 octobre 1961. La preuve si je m’en rappelle c’est que ça m’a marquée. De toute façon dans les manifestations il y a toujours des gens qui viennent pour se venger, pour tuer, pour faire n’importe quoi parce que normalement une manifestation c’est pacifiste, les gens vont manifester pour leurs droits et non pour se faire tuer. Par contre ceux qui sont venus pour tuer, eux ne sont pas venu pour manifester, eux c’était des racistes, ils sont venus parce qu’il y avait une manif algérienne, qu’il y avait des arabes, des moins que rien alors fallait les mettre à l’eau, une page de l’histoire qui est triste mais malheureusement c’est comme ça dans toutes les guerres, c’est ça le problème.

Aujourd’hui, cinquante années se sont écoulées depuis ce jour tragique. Mais je constate que ma grand-mère qui était encore une jeune femme de 27 ans, et ma tante, alors toute petite, ont été très marquées par cette date. J’ai été étonnée par la précision des détails qui leur sont restés. Qu’en est-il de ceux qui ont perdu un proche ? Quel traumatisme en ont-ils gardé ? Je me pose la question.

Sarah Ichou

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