Construire sa vie ou du moins tenter de le faire quand on a 20 ans et qu’on s’appelle Ali n’est pas si facile en 2009. Du moins dans le cas d’Ali. L’autre jour, il me racontait que son emploi de serveur dans la restauration lui avait coûté sa relation amoureuse avec Kenza et qu’au bout du compte, il avait finit par perdre les deux. « A cause des coupures, on ne pouvait plus se voir, elle ne comprenait pas que je ne sois pas dispo aux mêmes moments qu’elle », dit-il avec une voix chargée de remords. Pour la fille, pas pour le taf !

Il me parlait de cela alors que j’attendais Hassan et Titi pour refaire la vidéo « témoignage » sur les bandes. Quand il a compris quel était l’objectif de cette fameuse vidéo, à savoir le témoignage de la tendance que certains jeunes ont de se regrouper en bandes pour régler leurs comptes, il a été choqué. « Mais pourquoi tu veux encore parler de ça, Nadia ? » Et en regardant Hassan, il lui a dit : « Qu’est ce tu fais, toi, tu vois pas que c’est pour les narvalos (idiots), ça ? »

Pendant que Hassan prenait la tangente discrètement, je lui ai répondu que c’est quand même mieux quand l’info vient de l’intérieur, non ? Il n’a pas été convaincu par mon argument, puisqu’il m’a rétorqué : « Ça sert à rien d’en parler, on est pas tous dans le même délire mais tout le monde finit par croire que si, vu qu’on ne parle que de ça ! Pourquoi tu parles pas de ces jeunes qui galèrent pour trouver un taf et qui, à cause de ça, ne peuvent pas prendre leur autonomie à 25 piges, comme s’installer dans leur propre appart avec leur meuf, ce serait mieux et plus utile. »

Je ne savais pas trop quoi lui répondre, parce dans mon for intérieur, je sais bien qu’il avait raison. Ceci étant dit, il enchaîne en m’informant qu’en ce moment, il est en recherche d’emploi, comme toute sa vingtaine de potes, et qu’il a beau se lever tôt tous les matins de la semaine et faire des démarches au Pôle emploi ou auprès de la mission locale, « y a rien qui bouge ». Puis il me dit en secret qu’il tient peut-être une piste pour un stage de cariste (personne conduisant un engin motorisé servant au déplacement de marchandises au sein d’une exploitation), mais que ce n’est pas encore sûr, c’est pour ça qu’il ne le dit à personne. « Cariste ? Mais c’est excellent, ça ! lui dis-je. Mais la dernière fois, tu ne m’as pas dit que tu voulais faire coursier ? – Ben, en fait, je prends ce que je trouve, j’ai le bac mais j’ai pas trop le choix pour le boulot. » Certes, beaucoup de gens travaillent pour vivre et n’exercent pas forcément le métier de leur rêve.

On finit par en revenir au sujet de départ. Ali continue l’étalage de toutes les répercussions néfastes dont « sont victimes les jeunes ». Selon lui, ils sont tous catalogués dans le même sac et il est vraiment temps d’arrêter avec cette « propagande discriminatoire ». Que c’est à cause de ça qu’ils ne trouvent pas de travail et sont contrôlés vingt fois par jour par les « chtars ». Bien souvent, ajoute-t-il, quand ils ne veulent pas se plier « à la 42e fouille au corps du jour », ils se retrouvent en « gardav » pour outrage à agent avec amende à la clé.

Effectivement, je suis consciente de tout cela, moi-même étant témoin comme la plupart des habitants de ce quartier du 19e arrondissement de Paris de ces contrôles policiers à répétition. Mais je tente d’argumenter en précisant : « Ce n’est pas parce qu’il y a des injustices évidentes qu’il faut taire d’autres réalités, telles que le racket en groupe ou le tabassage en bandes par certains jeunes. J’ai des amies dont les enfants sont passés par là. Et elles ne sont pas toutes de souche européenne. Certaines sont blacks ou rebeu. » Et j’insiste : « Va rassurer et convaincre un ado qui a subi une ou plusieurs agressions en réunion que c’est la faute à pas de chance et qu’il peut continuer à aller au collège tout seul, que ça ne va pas encore lui arriver. Sans compter les traumatismes divers et les cauchemars. Parce que la vérité, c’est que ça bouleverse toute une vie de famille, ces histoires-là. »

Ali l’admet : « C’est vrai qu’il y a des en….és qui font ça, mais ils ne représentent pas à eux seuls les jeunes. C’est comme partout, en politique aussi, il y a des pourris. Est-ce que les gens arrêtent de voter pour ça ? Non. Heu si, moi, alors que je viens de me procurer la carte électorale, je ne voterai pas pour les européennes. J’en ai ras-le-bol de donner du travail bien payé à des élus qui deviennent méprisants et hautains une fois le siège coincé sous leur gros derrière ! »

Ali ne lâche pas le morceau, il repart sur les bandes : « Il faut vraiment que les gens se réveillent et comprennent que les jeunes sont pas tous pareils et qu’il y en a plein qui ont juste envie de s’en sortir, d’avoir une voiture, une meuf et un bon taf. La plupart des jeunes qui trouvent un travail finissent par se ranger et ne plus suivre leur bande. C’est le chômage et le manque de bif qui fait que certains jeunes partent en couille comme ça. T’en connais beaucoup, toi, des jeunes qui ont un taf et qui foutent la merde ? Non, c’est vrai qu’en général, ceux qui déconnent sont souvent en rupture soit familiale, soit sociale. Quand c’est pas les deux. Reste que j’ai du mal à cautionner certains actes violents et surtout lâches. »

» Moi, reprend-il, tu me connais, j’en ai fait des conneries quand j’avais 16, 17 ans. Je ne cherche pas à me justifier mais j’étais ado. Tous les darons, là, qui ont des gosses, ils en ont pas fait des erreurs de jeunesse, eux aussi ? – Sûrement que si », lui dis-je. Et j’enchaîne : « Ce sont souvent les parents impuissants qui trinquent. Des parents qui ont souvent eu des boulots de merde. Ceux dont les Français ne voulaient pas, comme dans le bâtiment, le ménage à horaires décalés, les basses tâches pour un salaire de misère en général. Est-ce que ces parents-là, qui se sont tués à la tâche, méritent d’avoir ce genre de remerciement de leur propre chair ? Et les appels du commissariat pour qu’ils aillent y chercher leur ado ? Et les renvois de tous les collèges ? Est-ce que tu crois vraiment qu’ils se sont battus et soumis pendant toutes ces années pour que leurs enfants saccagent eux-mêmes leur avenir ? Tu ne crois pas qu’ils ont placé tous leurs espoirs dans leurs enfants ? »

» J’avoue que là-dessus, t’as pas tort, répond Ali, ces gars-là, c’est des bouffons, ils ne savent pas la chance qu’ils ont d’avoir des parents comme ça. Mais ce n’est pas une raison pour toujours parler des mauvais enfants d’immigrés. Il n’y a pas qu’eux, il y a les autres aussi, la majorité silencieuse, celle qui avance en silence comme les Noichs (Chinois) et qui va réussir. »

Je m’incline, c’est Ali qui aura le dernier mot.

Nadia Méhouri

Nadia Méhouri

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