L’opposition à la réforme des régimes spéciaux de retraites ? De la bibine comparée à la colère qui monte contre le décret interdisant de fumer dans les cafés, bars, restaurants et discothèques à compter du 1er janvier 2008. Les buralistes appellent à une manifestation nationale le 21 novembre à Paris. Ils exigent une dérogation à l’application du décret. Celui-ci autorise bien l’installation d’un coin fumeurs à l’intérieur des bars-tabac, mais totalement hermétique. Pas d’« aquarium » chez nous, rouspètent les buralistes.

Cette corporation forte de 34 000 membres, qui renvoie à l’image d’Epinal du Français moyen, s’est trouvé des alliés parmi les fumeurs de cigares et chez les adeptes de la chicha, objet connoté « arabe ». Une Union des professionnels du narguilé, un nom qui parle plus aux oreilles des « Français » que celui de chicha, s’est constituée pour l’occasion début 2007. Voilà le béret et le tarbouche réunis dans un même combat. Au-delà du cliché, il y a de part et d’autre des emplois, nombreux, et du lien social, réel mais difficilement quantifiable.

Nasradine Ziane (photo, avec la casquette) prévient : « Si le décret passe tel quel, on ouvrira quand même le 1er janvier et on verra bien ce que fera la police. » Nas, comme ses amis l’appellent, tient la chicha « Nuage d’Orient » à Gagny, dans le département de Seine-Saint-Denis. « Je suis un petit chicheur, les discothèques, c’est pas trop mon truc, dit-il. Avant, j’allais sur Paris pour en fumer une. » Il ne veut pas croire que son établissement, racheté à un confrère il y a deux ans, puisse fermer comme 800 autres lieux du même type – le nombre estimé des employés des bars à narguilé en France est de 4000. « On ira fumer où ? Dehors ? s’insurge-t-il. On sait quels cocktails ça réserve : shit dans la pipe à eau et verres d’alcool. Nous, on est clean : pas de shit dans la chicha. »

Le décret anti-tabac est ici ressenti comme une gifle. Il n’en va pas seulement de la liberté individuelle, il est aussi question de culture. « Je ne prétends pas que la fumée de la chicha est sans danger pour la santé, ce serait idiot, concède Nasradine. Mais nous, au moins, on ne vend pas d’alcool. Et pourtant, on peut mourir en une nuit de trop d’alcool, pas de trop de fumée de chicha. Mais en France, on n’ose pas toucher à l’alcool. »

C’est simple : sans le droit de fumer, l’établissement « Nuage d’Orient » n’a plus de raison d’être. « La chicha, c’est 80% de notre chiffre d’affaires, affirme Nas. Même si tous nos clients ne fument pas le narguilé, c’est quand même pour ça qu’on vient chez nous. Ici, c’est un fumoir. Aux Etats-Unis, les fumoirs ne sont pas assimilés à des bars. On trouve là-bas quantité d’endroits où fumer la chicha. » « Nuage d’Orient » est une petite affaire dans laquelle Nasradine, son frère et « un pote » ont investi : une ambiance « détente » à la marocaine, avec canapés, coussins et tables du même nom. Cette seule activité ne permet à Nas de vivre. Il occupe à mi-temps un poste de surveillant dans un collège de Bondy et possède un diplôme d’éducateur. « Je fais de l’athlétisme », ajoute-t-il, comme pour conjurer les effets de la fumée du narguilé sur l’organisme.

Sur le front de la com’, c’est la guerre info-intox. Deux « pointures », le pneumologue Bertrand Dautzenberg et le journaliste du Monde Jean-Yves Nau, avec Charb, de Charlie Hebdo, pour les dessins, y sont allés d’un brûlot contre les méfaits du narguilé : « Tout ce que vous ne savez pas sur la chicha » (éditions Margaux Orange). « La consommation de chicha est désormais la forme de consommation la plus fréquente, après la cigarette, chez les adolescents », relève le professeur Dautzenberg. « En dépit de son apparente douceur, la chicha délivre bel et bien, au plus profond des poumons, de considérables volumes de fumée », alerte-t-il. Mauvais point ici, bon point tout relatif ailleurs : le narguilé serait moins nocif que la cigarette en termes de dépendance à la nicotine.

Le décret anti-tabac coupera-t-il la chique à la chicha ? La santé publique n’est qu’un aspect du problème. S’y ajoute celui de la sécurité. Les bars à chicha ne gênent pas la police, en particulier les renseignements généraux. Au contraire. Elle préfère savoir les « jeunes des cités » dans ces lieux de convivialité plutôt que dans la rue. Qu’en pense la secrétaire d’Etat à la politique de la ville, Fadela Amara, tout à la préparation de son Plan banlieues ? Elle a un avis sur le sujet, indique son service de presse, mais elle ne souhaite pas l’exprimer publiquement, du moins pas tout de suite. Pour plusieurs motifs, et notamment au nom d’une exception culturelle arabo-française, il n’est donc pas impossible que les bars à chicha sauvent leur tête le 1er janvier prochain. Et les jeunes clients de « Nuage d’Orient », filles et garçons, auront alors et toujours un endroit pour flirter en paix.

Antoine Menusier

Antoine Menusier

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