Il y a trois façons de se ruiner dans cette vie : les femmes, le PMU, et le permis. Le permis de conduire c’est le plus rapide, et en plus, le moins agréable des trois.  Une source a jailli sous mon pied gauche, à la minute où j’ai posé les petons dans une auto-école. Une source magnifique, j’étais Manon, un geyser, on se serait cru au quarantième jour du déluge. L’Amazone a fui à gros bouillon de mon porte-monnaie dans un flot ininterrompu d’euros. Le permis m’a mis la tête sous l’eau et j’y ai vu plein de petits poissons. Des piranhas mordus par un vampire, c’est ça les auto-écoles! Ils m’ont saigné les côtes au surin pour grizzly.

Le temps c’est de l’argent. Combien il en a pris d’heures de conduite, msakine, l’auteur de cet adage ? Soixante, quatre-vingts ? Beaucoup moins que moi, ça c’est certain. Mais à 50 euros les 60 minutes de conduite, il a saisi tout l’essentiel du projet.  C’est de l’argent et du temps la conduite, mais c’est aussi du travail, de la peine et des privations comme on les imagine pas.  Avoir le permis de nos jours, c’est plus dur qu’avoir le BAC S ! Et celui la, pour le mettre dans ma poche, je ne vous raconte pas le litron que j’ai sué. Sauf qu’à côté du créneau et de la reprise première, le cyclotron, les barycentres et les dissections d’écrevisses, c’est de la roupie de sansonnet !

Enfin, comme disait mon arrière grand-père, marabout du village : « On peut toujours vivre avec un seul rein ». Mais sans permis, la vie d’adulte, à un moment ça devient chaud bouillant. Pour faire court, le Noctambus nuit à la vie de couple. Déjà ça c’est un fait. Et puis quand vous croisez votre rédacteur en chef dans le métro au retour d’un reportage, avec la  caméra de la rédac à 8.000 euros, un  pied de 15 kilos et la perche à son en bandoulière sur votre dos, ben vous avez l’aire sacrément con. C’est encore plus vrai, si l’instant d’après,  vous vous vautrez dans la rame comme une grosse merde au milieu de toute une famille de Pakistanais, suite à une tentative acrobatique et désespérée d’échapper au champ de vision de votre patron. Le caca noir dans lequel vous êtes affalé gagne en volume quand votre chef affirme en vous relevant qu’il est pourtant persuadé de vous avoir filé, le matin même, les clefs d’une voiture de fonction : « T’es un malin Idir, m’a-t-il dit, t’es un malin pour sûr, ça y-a pas de doute. Mais tu m’as pris pour un lapin de cinq semaines au pays des merveilles !  T’es viré ! »

– « Tu ne peux pas me viré, je suis pigiste, que je lui réponds. Je suis automatiquement viré tous les jours à partir de 18h00 ».

-« C’est pas faux. Mais t’’as pas ton permis salopard de fumier ! Et je te conseille de ne pas essayer de le nier! Ça fait combien de reportages que tu te fous ma gueule ?! ».

Une fois pris la main dans le pot de Nutella, j’ai appris de père et son ceinturon qu’il valait mieux assumer, et puis ma langue ne connait pas le mensonge. Je répondis donc tout honteux : «Si tu comptes celui là, ça fera à peu près 23… »

– « 23 !!! Mais t’es qu’une merde de crocodile ! S’emporta mon N+22. Les fautes d’orthographe dans le conducteur, les expressions en kabyle dans tes reportages, ton hygiène buccodentaire, jusque là, malgré les plaintes de tes collègues un peu mieux parfumés des dents, j’ai rien dit. Quand tu m’as annoncé à l’entretien annuel que si un jour Israël jouait à  la marelle au bord  de la falaise, t’irais pas tout de suite lui conseiller de s’éloigner du bord, j’ai encore, faisant fi de ma sensibilité hébraïque, passé outre. Mais là c’est le pompon, confettis et ballons ronds. T’es fouk dans le milieu! »

– En parlant de ta sensibilité hébraïque, on pourrait peut-être négocier…

– Tu veux négocier quoi sale petit antisémite?! Tu te trimballes avec 10.000 euros de matos dans le métro, le supermarché du vol à l’arraché. Ça ne va pas bien ?! Dépose moi ce fatras au bureau et  fous moi le camp de ma rédac ! Arioul ! Sheméguégué ! Et dire que je t’aimais bien…

-« Et si je passe mon permis et que j’oublie ce qui s’est passé entre mon patron et une certaine maquilleuse stagiaire, nièce par alliance du chef de mon chef,  dans les toilettes pour homme le vendredi 23 mars 2010 entre 00h00 et 00h11, à peu près ?»

-« De minuit à minuit trente ! L’exactitude des faits c’est la base de notre métier, puceau constipé. Bon, bon ça va. Si tu passes le permis, et qu’à l’avenir tu cesses de passer tes heures de boulot là où il faut pas, je verrais bien ce que je peux faire. »

Cette petite explication avec mon patron, dans un cadre aussi charmant que les bas-fonds de Châtelet–Les Halles, confirme un grand axiome du monde du travail : toujours se mettre bien avec les gars de sauce à la cantine. Un petit DVD gravé pour son anniversaire, une gracieuseté pour la communion du petit ; un cuisinier content, c’est triple ration chaque jour de l’année. Tous les Bondynois, peuple d’affamés, vous le diront. Après c’est sûr, les repas sont  plus difficiles à évacuer, mais le temps passé à couler un bronze dans les WC du boulot peut facilement être rentabilisé, si votre rendez-vous galant avec Dame Nature coïncide avec les amourettes discrètes du grand chef.

Un bigorneau

J’étais sauvé pour le moment mais mon sursis dépendait de mes bons résultats au permis. Le problème c’est qu’à 30 ans bien tassés, je n’avais encore jamais posé les mains sur le volant d’une voiture. A l’époque, je ne savais même pas conduire un caddie. Le bigorneau que j’ai dû être dans une autre vie a dû me léguer son cerveau dans celle-ci : je n’y entendais pas grand-chose en locomotion.

Ma science dans l’art du déplacement se résumait alors à savoir faire mes lacets, délimiter les trois zones de ma carte orange et disparaître du pays aux yeux de ma fiancée le jour de la Saint-Valentin. 900 kilos de ferrailles en mouvement dans un milieu urbain, c’était pour moi la pure magie de l’homme blanc.

Acculé par mon chef au pied du mur des lamentations, je n’avais désormais plus que deux choix : m’initier aux arcanes de la conduite ou passer les prochains mois aux Assedic à manger des pâtes au Kiri et à me laver les cheveux au savon de Marseille. Le dilemme était vite pesé. Muni d’une grosse pierre, je cassai ma tirelire en forme de délicieux sanglier de Kabylie et avec les économies de toute une vie, je me suis inscrit dans une auto-école.

Une des chez-nous, qui a bien assimilé les mœurs locales, peuplée par mes frères bondynois, qui ont de tout temps pensé, depuis nos ancêtres les brigands de la forêt de Bondy, que les lois c’étaient fait pour les autres. Dans « la classe » deux types d’élèves venaient à pied à l’auto-école : moi et les Fatou du bled. Le reste, c’était déjà des pilotes.

Paquito par exemple, Gitan de son état. Le lendemain de mon inscription, j’étais assis à côté de lui au fond de la salle à diapos. Je m’en sortais avec les honneurs : 14 fautes suite à la toute première série de ma vie. Mon voisin bûchait sur le code depuis déjà trois mois, il en avait fait 33. Véridique je ne mens pas, 33 ! 7 bonnes réponses sur 40, 3,5/20. Et encore il avait triché, il s’était mis un bon point à cette question : Dois-je passer la cinquième vitesse devant cette maternelle à l’heure de la sortie des classes ? Paquito avait dit oui parce que le feu était orange, que la voiture de police garée en face de l’école semblait inoccupée, qu’il ne neigeait pas trop fort et qu’il supposa que la gamine de 4 ans au milieu de la route allait certainement tourner la tête sans qu’il ait besoin de klaxonner.

« 33 fautes ! C’est bon ça ! Encore une semaine et je prends une date ! » exulta ce garçon au nom de jus de fruit à la fin de l’heure de code, avant de prendre les clefs de sa 406 SRDT et de proposer de nous déposer, la monitrice et moi. « T’as pas ton code et tu conduis déjà ?! », demandais-je plein de naïveté.

« Ouais répondit Paquito. Mais je pilote juste dans le coin, je ne suis pas gogol quand même. Allez monte, t’es sur mon chemin. Je file voir ma belle sœur à Orléans ».

Espèce de ouf pensais-je. Question de point de vue. Paquito, était un âne au code, mais il savait conduire depuis ses 11 ans, en commençant avec la camionnette de son père sur les marchés. Le moteur à explosion n’avait plus aucun secret pour ce jeune nomade. De plus, une correspondance très suivie avec la juge d’application des peines lui avait enfin donné l’envie d’apprendre l’utilité de tous les panneaux et autres lumières bizarres qui bordent habituellement les routes que Paquito parcourait si aisément depuis l’enfance. Son papier rose était déjà à moitié dans sa poche. En comparaison, le mien voguait dans l’espace infinie en compagnie d’Ulysse 31. Pour le décrocher, je le sentais gros comme une maison  l’odyssée que j’allais devoir me taper.

Pourtant, même si j’étais un puceau de la route, à ma grande surprise, j’avalai le code comme du petit lait de chèvre. Au départ, cela n’eût pas de grands résultats : plus je connaissais le gros bouquin par cœur, plus je faisais d’erreurs.  A ma première série j’avais fait 14 fautes. Pour fêter ma cinquième : 21 croix. Le fait est qu’il y a une certaine logique dans la conduite. Celle-ci permet au premier Apache venu de piger qu’il faut laisser passer une voiture qui vient par la droite. Que voulez-vous, les Anglaises sont moches, on laisse la priorité à droite, la poussée d’Archimède… il y a une dizaine de trucs dans l’univers c’est comme ça et pas autrement. Mais avec toutes les règles du code qu’on ingurgite, on finit par s’inventer des traquenards, là où il n’y en a pas dans les diapos. On se dit que non, si je m’arrête je gène le passage, et puis la voiture à droite est encore loin, j’ai largement le temps de passer, en plus celle qui me colle va m’empêcher de freiner. Sans parler de cette vieille dame en face qui ressemble à mon ancienne prof d’anglais et que j’ai tellement envie de rejoindre de l’autre coté de la chaussée pour des retrouvailles à 75 km/h. On se prend tellement la tête pour des conneries que la règle de base nous échappe: laisser passer tout ce qui ne vient pas de la gauche.

Cependant j’avais vite compris le truc, et mis à part les deux premiers jours où je m’étais inventé des pièges, le code fût pour moi une promenade de santé. Colchiques dans les près. Cinq années passées à étudier l’histoire de France, ce n’était peut être pas si inutile après tout, ça travaille un chouille la mémoire. Du coup au bout de 10 jours de cours, j’ai eu mon code en faisant le score parfait : zéro faute.

« Comment t’as fait ?! T’es Einstein !», me félicita Paquito, qui aurait dû aussi avoir son examen puisque je l’ai laissé copier. Je lui rendis la politesse trois mois plus tard en lui disant : « Comment t’as fait ? T’es Schumacher ! » quand il a eu son permis les doigts de pieds dans le nez alors que moi, Jésus Marie Mohand’Akli, j’étais, niveau tenue de route, dans les beaux draps d’une fille à soldats .

« Achète-le »

Car après le code vient la conduite, et ça, ce n’est pas la même tisane. Mon moniteur, qui a eu vent de mes exploits au code, m’a tout de suite alerté : « On ne peut pas remplir une amphore pleine ». Quand il m’a dit ça j’ai pensé : « Mais ferme ta gueule ! Apprends-moi à conduire ! Tu me sortiras tes chinoiseries de proverbes  quand le temps sera gratuit après l’heure de conduite ». Ça y est, ils sont moniteurs ils se prennent pour des maîtres Shaolin. Selon le mien, c’est plus dur d’apprendre à conduire à des anciens étudiants, parce que soit disant on a déjà la tête pleine et qu’on veut tout comprendre avant d’agir. Il m’a dit ça au début. Ensuite il m’a affirmé que c’est plus dur d’apprendre quand on est plus tout jeune. Puis finalement après 20 heures de cours il a arrêté d’être poli : « J’ai jamais vu ça de ma vie ! C’est inédit. J’ai eu un Kosovar de 78 ans, avec deux éclats d’obus dans la tête et trois doigts en moins. Et ben  sur la tête de ma mère, il apprenait plus vite que toi ! ».

Il y avait du vrai dans ce qu’il disait. J’étais une nullité, un zéro en conduite. Je n’avais pas été un bigorneau dans une autre vie, j’avais été du corail. Un corail qui touchait la Cotorep. Faire bouger une voiture dans la circulation urbaine, était pour moi, un défi, une quête, une épopée de tous les instants. J’avais des difficultés inouïes à coordonner mes pieds, mes mains et mes yeux, les trois outils principaux pour conduire, sans oublier, la voix aussi un peu: «  Enculés de tes dents !!! Et la priorité à droite ! » disait parfois mon moniteur aux chauffeurs indélicats.

J’enchainais les heures, mais il n’y avait aucun progrès apparent dans ma conduite. J’ai eu le code avant tout le monde mais tout le monde a eu le permis avant moi. Même les Fatou du Bled. Madame Bintou, que j’aimais bien parce que son nom sonnait comme un coup de tête, me proposa même un désenvoutement malien et l’une de ses filles en mariage pour me motiver.

Mais il n’y avait pas de démon dans cette histoire et un sosie de Naomi Campbell ne peut plus rien pour moi. Je savais où était le problème. Mon moniteur n’était pas le premier de mes maîtres à pester contre mes capacités d’apprentissage aussi limitées que les frontières du Lesotho. J’ai un cerveau de poulet. Et pas de poulet fermier Loué, de poulet du KFC. A l’école fallait toujours que je me mange des zéro et des 2/20 à la pelle avant de pouvoir réussir le moindre exercice. Même au foot j’étais toujours le dernier qu’on choisissait quand on faisait les équipes. C’est que  la vie m’a très tôt appris un truc : je n’aurais rien. Rien facilement tout du moins. Et visiblement, le permis moins que le reste. J’allais donc de nouveau devoir cravacher 20 fois plus que le commun des mortels, pour avoir ce fils de bâtard de Balthazar de papelard rose.

Au bout de soixante heures, j’étais à bout de mon argent, et comme il semblait que j’arrivais à peu près à tenir la trajectoire de  la voiture dans une ligne droite, par temps clair et sans qu’il y ait trop de circulation, on m’autorisa à passer le permis. Dans la panique la plus totale, sous le regard d’épervier de l’inspecteur, j’ai grillé un feu, refusé une priorité, passé une ligne blanche et écrasé un malinois. « Toutes les fautes éliminatoires y sont ! Mais on sait jamais..» souffla mon bourreau avant de me faire souffler à mon tour dans un alcootest, par acquis de conscience.

A la fin de ma prestation, mon moniteur et moi, avons fait le bilan : « Idir, on est comme qui dirait en train de devenir ami ? »

-« Oui c’est sûr, je répondis tristounet, j’ai jamais passé autant de temps dans une voiture avec un homme. Ça doit créer du  lien. »

– « Alors écoute mon conseil : achète ton permis. On m’a dit que ça se fait. Tu sais qu’avec tout l’argent que tu m’as donné je vais pouvoir ouvrir une auto-école à moi ! Tu ne vas pas en plus payer les études de mes gosses ? Ce n’est pas humain les efforts que tu fais, ta persévérance, c’est un assassinat de temps et de porte-monnaie ! T’’as pas le choix ! Ton cerveau est bouché. Achète-le»

Non je n’achèterai pas mon permis, pensais-je. Pas envie d’écraser un gosse. J’étais perdu, et pour la première fois en 60 heures d’effort de peine et de souffrance, complètement déprimé.

«Pourquoi tu lui demandes pas de t’apprendre à conduire ? C’est le meilleur ! », me conseillèrent mes amis Bondynois en mode bureau des plaintes dans un grec: « Dans le pays, je connais personne qui lui arrive à la cheville ! C’est le Ghost Rider!  La preuve vivante que Schumacher est kabyle puisqu’il a un frère jumeau en conduite!»

-« Non laissez tomber les gars, je leur ai dit.  Je ne veux pas qu’il sache à quel point que je galère pour le permis ! Ses collègues se foutent déjà assez de sa gueule à cause de moi… »

Il y a à Bondy, un homme qui a passé toutes sa vie à étudier les secrets de l’univers routier. Un homme qui a vu le monde, ces 40 ans dernières années, assis derrière le volant d’une voiture, 12 heures par jour,7 jours/7. Il a sillonné la moindre petite ruelle d’ici à Dunkerque. Il connait tous les ronds points, feux rouges ou radars d’Ile-de -rance. Le professionnel de la route le plus titré du pays, un seigneur du bitume. Ce monstre sacré m’a toujours regardé comme si j’avais couché avec les Allemands. Car pour mon père chauffeur de Taxi, avoir un fils de 30 ans sans permis, il n’y a pas de plus grande honte.

A suivre…

Idir Hocini

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