C’était au début de 2006. A peine sortie des émeutes de banlieues, la France plongeait dans la contestation radicale d’un projet de loi censé favoriser l’emploi des jeunes, le CPE. Le 20 janvier, Ilan Halimi, juif employé par une agence de téléphonie portable à Paris, était enlevé par le « gang des barbares », avec, à sa tête, Youssouf Fofana. Les ravisseurs exigeaient une rançon de 450 000 euros à ses proches. Détenu pendant plusieurs semaines dans une cave de la cité Pierre-Plate, à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine, il était retrouvé le 13 février, agonisant près d’une voie ferrée. Il avait 23 ans. Son corps portait des traces de torture. Un crime atroce, un crime sans nom.

Sans nom ? C’est tout l’enjeu du procès fleuve – deux mois et demi d’audience – qui s’ouvre mercredi devant la cour d’assises des mineurs de Paris. Outre la culpabilité ou le degré de culpabilité des protagonistes présumés de cet assassinat, les jurés devront se déterminer sur sa qualification : antisémite, comme le retient l’accusation, ou pas ? Pour les parties civiles, dont la famille du disparu, représentée par une gloire du barreau, Me Francis Szpiner, le caractère antisémite du meurtre ne souffre aucun doute. La mère d’Ilan Halimi souhaite à ce propos un procès public aux « vertus pédagogiques », mais il pourrait se tenir à huis-clos en raison de la présence de deux accusés qui étaient mineurs au moment des faits.

Assassinat antisémite, parce que, selon l’accusation et d’après les déclarations de plusieurs complices de Youssouf Fofana, Ilan Halimi aurait été enlevé en tant que juif : « Les juifs sont solidaires entre eux et ils paient », aurait dit le chef au reste de la bande. La défense fera sans doute valoir que dans d’autres tentatives d’enlèvement imputées au « gang », les personnes visées n’étaient pas juives mais simplement supposées riches.

La déposition d’un des geôliers d’Ilan Halimi, enregistrée par la Brigade criminelle de Paris le 18 février 2006, donne un aperçu du calvaire enduré par la victime : « On m’a demandé un cutter pour prendre une photo d’Ilan [à envoyer à sa famille]. (…) Il était enroulé dans deux couettes blanches sans housse. Son visage était toujours scotché à l’exception d’une partie en dessous du nez et des oreilles qui était visible. (…) Sans prévenir Ilan pour qu’il ne stresse pas, je lui ai mis un coup de cutter sur cinq ou six centimètres sur la joue gauche. Malgré le sparadrap, cela a saigné vite dans sa barbe qui n’avait pas été rasée. Ilan a eu un mouvement de recul mais n’a pas crié. »

Les récits d’horreur se succéderont à la barre. Seront-ils porteurs, comme le voudrait la mère d’Ilan Halimi, de vertus pédagogiques pour chacun de ceux qui les entendront, au tribunal ou rapportés par les médias ? Rien n’est moins sûr. Ce procès est aussi, qu’on le veuille ou non, un procès politique qui charrie des passions. Alors que la guerre faisait rage à Gaza au début de l’année, un jeune Français d’origine maghrébine confiait : « J’appréhende le procès Halimi. Je n’en peux déjà plus. Ils [les juifs] vont en faire tout un plat, alors que d’autres crimes horribles ont lieu dont on ne parle pas. Vous verrez, ils vont une fois de plus passer à la télé un documentaire sur la Shoah pour bien nous mettre dans l’ambiance. » Mercredi dernier, France 2 diffusait « Einsatzgrüppen », un documentaire remarquable sur la Shoah par balles…

La remarque de ce jeune homme illustre l’état de tension et d’incompréhension entre les « communautés » juive et arabo-musulmane de France. Certains, chez les seconds, verront dans le procès des assassins présumés d’Ilan Halimi une instrumentalisation de la douleur visant à occulter celles des Gazaouis bombardés par les Israéliens.

Il est difficile, dans ce contexte, d’œuvrer au « dialogue ». Jean-Claude Tchicaya, de Bagneux, s’y emploie dans le cadre de l’APCEJ (Association pour la promotion de la citoyenneté, des enfants et des jeunes). Il intervient dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis « sur les questions de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie ». L’enjeu de sa mission : parler de toutes les mémoires pour éviter la « concurrence mémorielle ». Il organise également des voyages éducatifs à Auschwitz, sur l’île de Gorée et en Martinique.

Son engagement ne date pas d’aujourd’hui. En 1994, à Bagneux, il avait monté une pièce de théâtre intitulée « A la rencontre de notre histoire ». « Nous étions 87 sur scène. Le spectacle évoquait l’Afrique avant l’esclavage, puis l’esclavage, la Shoah, Israël, la Palestine, nous chantions en hébreu, en arabe, en créole », raconte-t-il. Cette bonne volonté affichée n’a pas suffi à empêcher des drames, ni la recrudescence des préjugés antisémites. Elle a, même, peut-être, contribué à accroître la concurrence victimaire, alors qu’en principe, elle est porteuse du contraire.

Lorsqu’il était animateur de jeunesse, Jean-Claude Tchicaya a côtoyé une partie de ceux qui comparaîtront dès demain sur les bancs de la cour d’assises des mineurs de Paris. « Je connais des familles des accusés. Je peux vous dire, car il est important de ne pas simplifier les choses, que certaines d’entre elles combattaient le racisme, qu’elles faisaient tout sauf inciter leurs enfants à quelque haine que ce soit. Bagneux est traumatisé par ce qui est arrivé à Ilan Halimi. J’espère que les premières paroles des accusés seront pour demander pardon à sa famille. »

Fondateur de l’Amitié judéo-musulmane de France, Michel Serfaty, rabbin de Ris-Orangis, dans l’Essonne, place autant d’espoirs que de craintes dans le procès.

Dans quel état d’esprit abordez-vous ce procès ?

Je suis inquiet. Nous, juifs de France, redoutons les pressions que la population pourrait exercer sur les juges et les témoins. Nous vivons dans un environnement où le ressentiment créé par la guerre d’Israël contre Gaza, a développé chez beaucoup de nos concitoyens la contestation directe de la personne classique juive française. L’UOIF (Union des organisations islamiques de France), par exemple, a déclaré, lors de son dernier congrès, à la mi-avril, que la pureté de notre judaïsme était altérée par le sionisme. C’est une attaque virulente qui a été répercutée dans tout le monde arabe et qui suscite contre nous des postures de mépris et de rejet. Nous sommes-nous permis, nous, d’attaquer frontalement l’islam en remettant en cause sa « pureté » ?

Craignez-vous que la figure juive de la victime, Ilan Halimi, soit présentée par certains comme la figure oppressive des classes populaires issues de l’immigration, en l’occurrence, ses assassins présumés ?

Je crains que les clichés antisémites – les juifs ont de l’argent, les rabbins sont riches – ayant été à la base de la démarche de Fofana et de son groupe, servent les arguments d’un activiste tel que Kémi Seba (condamné pour incitation à la haine raciale, leader de la Tribu Ka, groupuscule noir extrémiste dissout en 2006, ndlr) et de ceux qui considèrent que nous sommes les auteurs de notre malheur.

Il y a aussi des extrémistes juifs violents en France, représentés par des organisations comme le Betar ou la Ligue de défense juive, qui « cassent » parfois du musulman lorsque ce dernier assiste à un meeting de soutien aux Palestiniens. Que faites-vous contre ces groupes-là ?

Nous condamnons les actions et les modes de fonctionnement des groupuscules d’écervelés que vous citez. Mais il faut bien comprendre qu’ils ne représentent même pas 0,1% de l’opinion juive. Par ailleurs, les violences qu’ils exercent sont très peu en proportion des violences que nous subissons de la part d’extrémistes musulmans.

Qu’attendez-vous du procès qui s’ouvre mercredi ?

Nous attendons de ce procès que la justice française dénonce et condamne les vecteurs de clichés antisémites. Il faut que la société française prenne conscience du combat qu’elle a à mener auprès des jeunes et de l’éducation nationale.

Alain Finkielkraut dit que les voyages à Auschwitz de classes de banlieue, qui comprennent un nombre important d’élèves d’origine maghrébine ou noire africaine, loin de combattre les stéréotypes antisémites, contribuent à les renforcer.

Je suis en partie d’accord avec lui et en partie en désaccord. En partie d’accord, parce que, oui, nous allons au casse-pipe lorsque l’organisation de tels voyages n’est pas préparée pendant au moins six mois avec les élèves et leurs parents. Mais quand la préparation est faite avec beaucoup de minutie, et c’est ce que je tente de faire depuis 20 ans, je n’ai aucun doute sur les conséquences positives de telles initiatives.

Propos recueillis par Antoine Menusier

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