Ça n’a pas toujours existé, les expulsions de sans-papiers. Pour le grand public, je veux dire. C’est un phénomène récent. La mémoire aussi, c’est récent. Le devoir de mémoire, j’entends. L’obligation de mémoire. Pour rappeler des choses pas belles, pas glorieuses, à l’opposé des grands sacrifices collectifs, type guerre de 14. Un monument aux morts, ça a toujours de la gueule. C’est de la mémoire simple. Tandis qu’une plaque commémorant le souvenir honteux de la déportation d’enfants juifs, « parce que nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie et du gouvernement de Vichy », c’est de la mémoire compliquée. C’est de la contre-mémoire. Une sorte de manifeste. Depuis la reconnaissance, en 1995, par Jacques Chirac, des crimes de l’Etat français pendant la Seconde Guerre mondiale, le manifeste a acquis une dimension officielle.
Désormais, c’est officiel, la France a collaboré. Punkt Schluss. Point final ? Pas sûr. La France ne déporte plus d’enfants juifs, mais le mot « déportation » a pris des libertés avec le passé. Le passé, c’est comme le ciel, ça appartient à tout le monde : chacun y tire les constellations qu’il veut. Le 1er novembre, à la Toussaint, Chou et moi avons fait un tour des écoles élémentaires du 10e arrondissement de Paris. J’avais repéré deux lieux avec banderoles appelant à la solidarité avec les sans-papiers, l’un rue Saint-Maur, l’autre à l’angle de l’avenue Parmentier et de la rue Alibert. Un collègue m’en avait indiqué un troisième, rue du Faubourg-Saint-Denis. J’avais dit à Chou, tu verras, c’est un super sujet. En route, donc.
Violence du monde jetée à la figure de petits écoliers : à notre gauche, à l’entrée de l’école primaire de la rue Saint-Maur, par où tous les gamins passent, une plaque noire inaugurée le 19 mai 2001, avec des mots gravés en jaune : rappel que plus de 500 des enfants juifs déportés par le gouvernement de Vichy de 1942 à 1944 « vivaient dans le 10e ». A notre droite, épousant le relief des grilles de l’établissement, une banderole avec des mots en noir et en rouge : « Non aux expulsions Solidaires avec les sans papiers ». Même configuration avenue Parmentier et rue du Faubourg-Saint-Denis. Si l’inscription sur la plaque noire est partout identique, le texte des banderoles varie selon l’endroit : « Soutien aux familles sans papiers ici laissez les enfants grandir » ; « FCPE RESF Ecole Fg St-Denis solidaires des enfants de familles sans papiers ».
La FCPE est la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques, association proche du Parti socialiste. RESF signifie Réseau éducation sans frontières, organisation de gauche elle aussi, dont le but est de prévenir et d’empêcher l’expulsion d’enfants scolarisés sans titre de séjour. Une polémique charriant beaucoup de non-dits avait éclaté l’an dernier, lorsque RESF avait combattu la « circulaire Sarkozy » qui précisait dans quels cas un enfant scolarisé et ses parents pouvaient être expulsés du territoire national, a contrario y rester. Arno Klarsfeld avait charge de vérifier son application par l’administration. Un juif qui met les doigts dans ce cambouis-là, un juif complice de renvois d’enfants (je traduis les circonvolutions d’alors), c’est moche, c’est inacceptable, avait tonné RESF. Arno Klarsfeld – j’interprète sa démarche – s’était dit, en acceptant le poste : « Ils me gavent, ces gauchistes, je vais leur montrer qu’un enfant juif persécuté par la police française collaborationniste, ce n’est pas pareil qu’un enfant d’Afrique renvoyé dans son pays d’origine avec ses parents. »
Retour à la Toussaint. La mobilisation de la FCPE et de RESF est particulièrement forte à l’école élémentaire de l’avenue Parmentier. Les panneaux d’affichage sont pleins de mises en garde et de marches à suivre. Sous l’égide d’un « Parrainage républicain », il est écrit que « Plusieurs enfants et leurs familles sans-papiers seront parrainés par des parents, des enseignants, des élus ». Par terre, sur le goudron, cette légende rouge, bombée au pochoir : « chasse aux immigrés. Sarko ? ça va pas la tête ». Il n’est pas fait mention de sauf-conduits pour les clandestins pourchassés, mais l’esprit y est.
A sept ans, en Suisse, lorsque je suis entré à l’école primaire, il y avait un crucifix au mur de la classe, seule manifestation idéologique autorisée. Ça ne m’a jamais choqué, ni parlé. Me choquait et me parlait l’image que j’apercevais certains matins très tôt d’une jeune maman espagnole ou portugaise portant dans ses bras un enfant. Elle allait travailler et l’enfant dormait contre sa poitrine. J’étais au chaud, elle, dehors, au froid. J’avais de la compassion. Etais-je chrétien sans le savoir ? Un Christ en croix n’est pas une mère à l’enfant marchant dans la rue, et pourtant, c’est la même chose. Une plaque commémorant le martyre d’enfants juifs n’est pas une banderole appelant à la solidarité avec les écoliers sans-papiers, et pourtant, c’est la même chose. L’une n’égale pas l’autre, mais de l’une sort l’autre.
Antoine Menusier