Une photographie en noir et blanc est accrochée au mur. Ils sont une quinzaine à poser. Parmi eux, des hommes, des femmes, mais aussi des enfants. Certains sourient. D’autres non. Nous sommes en décembre 1960 et la famille Ly-Cuong s’apprête à partir de Saïgon (aujourd’hui Hô-Chi-Minh Ville) pour rejoindre la France à bord du paquebot Laos. Une histoire familiale singulière tout comme il en existe des centaines de milliers d’autres.

Depuis le 10 octobre dernier, dans le cadre de sa saison Asie, le Musée de l’Histoire de l’Immigration organise l’exposition “Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860” qui se concentre sur l’histoire migratoire et les expériences asiatiques en France. Une seconde exposition temporaire, intitulée “J’ai une famille” est consacré à dix artistes contemporains d’origine chinoise installés en France au cours des années 1980-1990.

crédits photos : Jody (@jody.wrk)

Réparer une “omission collective”

Dès l’entrée de l’exposition, une frise chronologique retrace l’histoire des différents flux migratoires est et sud-est asiatiques en France depuis le milieu du XIXème siècle. Il y figure également les conflits et perturbations politiques à l’origine de ces mouvements de population telles que la colonisation, la Première Guerre Mondiale, la fin de l’Indochine Française ou encore la Guerre du Vietnam.

Une méconnaissance entretenue notamment par les stéréotypes attachés à ces communautés, souvent qualifiées de ‘minorités modèles’ car discrètes et silencieuses

« Les histoires des migrants asiatiques ont longtemps été invisibilisées : ils sont les grands oubliés de l’histoire migratoire en France », explique Simeng Wang, sociologue chargée de recherches au CNRS et commissaire de l’exposition. « Une méconnaissance entretenue notamment par les stéréotypes attachés à ces communautés, souvent qualifiées de ‘minorités modèles’ car discrètes et silencieuses. »

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L’exposition est ainsi divisée en quatre espaces chronologiques qui racontent les moments clefs et les étapes charnières d’un siècle et demi de migrations asiatiques en France. « Circulations et diplomatie à l’heure de l’impérialisme (1860-1914) », « D’une guerre à l’autre (1914-1945) », « Décolonisation et conflits régionaux (1945-1990) », « Migrations diversifiées et devenir des descendants (de 1990 à nos jours) ».

Cette exposition est une première tentative de réparer cette omission collective

« Aujourd’hui, près de 6 % de la population immigrée en France vient de Chine, du Vietnam, du Cambodge, du Japon, de Corée, du Laos, de Thaïlande ou des Philippines », expose Émilie Gandon, conservatrice du patrimoine et commissaire de l’exposition. « Cette exposition est donc une première tentative de réparer cette omission collective en mettant en lumière une part manquante de notre histoire commune. »

Raconter l’histoire migratoire « par le bas »

Dans l’espace mis à disposition par le Palais de la Porte Dorée, œuvres et objets traditionnels rencontrent alors des archives familiales et administratives collectées grâce à un appel à participation lancé auprès de la société civile (associations comme particuliers). On peut par exemple citer les photographies au Centre d’Accueil des Français d’Indochine (CAFI) à Saint-Livrade-sur-Lot qui, à partir de 1956, a hébergé 1 200 personnes dont 750 enfants. Ou encore celles prises dans le quartier du 13ᵉ arrondissement de Paris dit “Triangle de Choisy” qui accueille de nombreux Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens à partir de 1975.

L’objectif était de raconter cette histoire migratoire par le bas à travers des citoyens qui l’ont réellement vécue

« L’objectif était de raconter cette histoire migratoire par le bas à travers des citoyens qui l’ont réellement vécue et ainsi mêler la grande Histoire aux expériences particulières », précise Simeng Wang. « Nous avons également collaboré avec d’autres musées pour présenter des pièces ayant appartenu à des élites et des personnalités publiques. »

Parmi ces archives, certaines sont exceptionnelles, comme le registre des étudiants de l’Institut franco-chinois de Lyon (duquel sortiront plusieurs artistes de la diaspora chinoise installée en France). Ou encore la fiche de renseignements individuelle au nom de Nguyên Tât Thành dit Nguyên Ai Quôc (futur Hô Chi Minh) datant des années 1920.

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« J’ai trouvé l’exposition très bien documentée », confie Tuong Vi, 82 ans. Venue accompagnée de son fils et ses deux petits enfants, elle était parmi les premières à quitter le Vietnam pour la France pendant la Guerre d’Indochine. Née d’un père haut fonctionnaire et d’une mère directrice d’école, l’octogénaire reconnaît toutefois sa chance. « Je n’étais pas à plaindre contrairement à d’autres qui ont dû partir dans l’urgence. »

C’est le cas de Julie, la cinquantaine. « J’étais une boat people. Avec ma famille, nous avons fui le régime communiste vietnamien et sommes arrivés en France en 1979 lorsque j’avais 6 ans », raconte-t-elle. De sa traversée, elle garde un souvenir indélébile. « Comme mon père était médecin, il a accouché une femme sur le bateau en pratiquant une épisiotomie. Je m’en souviendrai toute ma vie. »

Ces photos sont un moyen de transmission silencieuse, elles se vivent et se ressentent plus qu’elles ne se racontent

« Je voulais découvrir le vécu de tous ces gens pour voir les différences et les similitudes avec ceux de mes parents », confie Jade, jeune vietnamienne et chinoise. « Au final, si les histoires sont différentes, les photos de l’exposition sont quasiment les mêmes que chez moi. Elles sont un moyen de transmission silencieuse, elles se vivent et se ressentent plus qu’elles ne se racontent. »

Une jeune génération plus contestataire

La fin de l’exposition est quant à elle consacrée aux représentations et stéréotypes attachés aux personnes d’origine asiatique, aux traitements différenciés qu’elles subissent et aux luttes qu’elles mènent pour combattre le racisme et les discriminations. Mais aussi aux luttes visant à promouvoir une plus juste représentation des Asiatiques en France.

« Depuis 2010, on note une augmentation de manifestations organisées par des personnes d’origines asiatiques en France, mais aussi une évolution de leurs revendications », observe Simeng Wang. « Si, au départ, elles portaient surtout sur l’insécurité, à partir de 2016, les revendications se déplacent vers le sujet des violences policières où l’on peut voir la jeune génération militer aux côtés d’autres minorités. »

Un t-shirt “Justice et vérité pour Shaoyao” est par exemple exposé, du nom de Liu Shaoyao, tué en 2017 par la police lors d’une intervention à son domicile. Un non-lieu définitif a été prononcé définitivement le 16 février 2022, le policier bénéficiant de la légitime défense.

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Le racisme, Jade y a fait face dès l’âge de 5 ans. « On me donnait des surnoms très clichés comme “petit nem”, “ching-chong” ou “bol de riz” ». Avant d’être confrontée, à partir de l’adolescence, à l’hypersexualisation comme beaucoup d’autres jeunes filles d’origine asiatique. « À cause de cette perception que la société avait de moi, j’ai renié mes origines jusqu’à mes 15 ans en refusant de parler ma langue maternelle tout en continuant à incarner cette ‘minorité modèle’ à savoir : rester sage, effacée, bien travailler, savoir se taire, être docile… »

Mais en 2020, la pandémie de Covid-19 et la recrudescence du racisme antiasiatique ont été un délic pour la jeune femme. « Beaucoup de gens ont eu besoin de trouver un bouc émissaire et déverser leur haine sur la communauté asiatique. Face à cette montée de l’asiatophobie, j’ai décidé de renforcer mon engagement à travers des associations », relate-t-elle. Jade est aujourd’hui membre du Collectif Vietnam Dioxine (CVD) et du média Bissai.

« Depuis la crise sanitaire, les minorités asiatiques réclament de meilleurs traitements dans la société et notamment moins de discriminations raciales », explique Simeng Wang. Des initiatives comme les podcasts “Kiff ta race” animé par Grace Ly et Rokhaya Diallo, Asiattitudes ou encore Banh Mi sont ainsi mises en avant dans l’exposition. Elles contribuent à donner une autre image des minorités asiatiques en démontant les clichés qui leur sont attribués.

« Nos parents et nos grands-parents s’étaient déjà battus pour fuir la guerre et nous offrir un avenir meilleur », souligne Jade. « Ils n’ont donc pas eu la force de se battre une nouvelle fois pour lutter contre le racisme en France. Aujourd’hui, notre génération en a les moyens alors c’est à nous de prendre le relais. »

L’exposition “Immigrations est et sud-est asiatiques depuis 1860” est ouverte jusqu’au 18 février 2024. Elle est gratuite pour les moins de 26 ans.

Alexandre Bourasseau

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