Miroir de la chronique la femme voilée du métro de Luc Le Vaillant.
C’est un début de soirée dans le métro. Je suis ligne 4. Le trajet se fait du nord au sud, ce tunnel vertical, et sa mosaïque de stations, charrie, au fil des arrondissements, toute une population hétérogène.
Un homme, cheveux en bataille poivre sel, est assis sur un strapontin, il me regarde. Moi, debout au coin d’une rame et qui n’attend personne. Il n’est pas le seul à me fixer ainsi, tous les passagers, anxieux, me scrutent, attention, toute particulière, portée aux moindre de mes mouvements. C’est que je tiens, dans cette main, la mienne, qui vient se coller, par intermittence, au rythme des cahots du métro,  dans cette main, oui, je tiens serrées les paranoïas ambiantes.
C’est que je porte une abaya (sic) sombre. Elle me couvre et traîne jusqu’au sol voilant mes jambes qui tremblent sous le poids de l’anxiété, alentour, muette. Mes mains sont gantées, elles cachent le trouble que provoque l’atmosphère, délétère. Ce pan de tissu noir, me fait paraître, ou tout du moins apparaître, comme le suppôt de ceux qui ont tué, qui tuent encore. Mes cheveux, cachés, traînent sous le tissu, une croyance, peut-être bête, pourquoi pas, mais à laquelle, je m’accroche, qui donne sens à mon existence. Un voile que l’on voudrait me voir ôter et qui ne tient peut-être, en réfléchissant bien, qu’à cause de cette pression extérieure qui voudrait que je m’en débarrassasse.
Seul mon visage est apparent. Il ne m’est pas agréable, quand le matin, je me prépare à prendre cette ligne 4 pour le travail. Trop juvénile. On s’en rendrait compte si cette cape ne me protégeait de l’extérieur. J’ai 26 ans. Et pas la silhouette, les jambes, le corps en somme de ces femmes extrêmement sexy. Je suis la sœur de ces arabes trop moches pour passer à la télé.
Je me tiens droite, dans la rame, et les regards, pesants, oublient ma silhouette, soulagement, mais voilà qu’ils se concentrent sur mon sac que je porte en bandoulière. C’est clair, personne ne s’attend à ce que j’en sorte un bouquin pour lire. Tout le monde s’inquiéterait plutôt, que mon sac contienne quelques explosifs. Je sais que cet homme, aux cheveux poivre sel, qui me scrute depuis tout à l’heure, n’a que faire de mon corps, volontairement escamoté par le tissu opaque, non, ce qu’il veut c’est me palper, sentir si je ne dissimule, en mon sein, quelques feux d’artifices fatals. Il a dû, peut-être, trop voir, ces temps derniers, les fouilles opérés par les forces de l’ordre. Infusion de l’état d’urgence dans toutes les consciences.
Je ne cille pas, ne bronche pas. J’essaye, autant que je peux, d’affecter une moue, neutre. Je ne dois manifester aucune réaction apparente devant la réprobation, permanente,  qui se cristallise ces temps derniers. Cette exposition provoque, en moi, tension permanente entre cette joie, puérile certes, de braver l’interdit, d’enjamber le mépris ; et la douleur de cette haine, constamment, projetée, être ainsi identifiée comme l’Ennemi. Amalgame, compréhensible, pour moi, tant fleurissent les discours identitaires. Ces deux extrêmes, droites et islamistes, ne m’invitent pas, tous deux à quitter la France, les premiers pour la laisser aux « vrais français », les seconds pour rejoindre une terre de ce qu’ils croient l’islam et fuir ce pays de mécréants.
Je me rassure en me racontant que ces vues régressives, intolérantes n’auront qu’un temps. Que ce n’est qu’une saison de la vie, en France, en Europe et dans le monde. Ils doivent, tous dans cette rame et au-delà, dans une peur constante, je la vis cette peur et la comprends. Moi-même, je marche dans les rues de Paris, je vis à Paris avec cette peur constante, persistante. La terreur, les attentats, sont aveugles, ne jouent ni couleur de peau, ni voile, ni vapeur. C’est normal. C’est un temps, un état, d’urgence qu’on dit. Et puis, on reprendra le cours de nos vies plus ou moins paisibles.
Je me dis que j’exagère, avec ces regards insistants, c’est peut-être juste de la paranoïa, à moi.  De mettre ainsi en garde à vue l’anxiété de ses usagers quotidiens, qui ne font de mal à personne en suivant les chemins qui mèneront chacun à sa Rome, propre. Oui, c’est peut-être une sorte de miroir de la paranoïa. Je projetterais mes peurs d’être assimilée aux terroristes. Sauf qu’il y a peu de chances qu’ils traitent les femmes voilées avec le même respect qu’une femme non-voilée. Ils peuvent toujours arguer d’une pratique visant à éduquer ces filles et ces femmes croyantes, que cela est fait, au fond, pour leur bien, je ne peux m’empêcher de mes voir comme des compagnons de route de ceux amalgament à tour de bras. Tant qu’ils ne votent pas pour le parti d’extrême-droite, ils peuvent penser ce qu’ils veulent, croire aux vertus éducatives de leurs comportements mais j’aimerai juste qu’ils évitent de me prendre pour une enragée. Arborer ces mines pincées à ma vue revient à légitimer des décennies de discours haineux, sur les masses des banlieues fondamentalisées, sur ces jeunes embarqués dans le « choc des civilisations ».
Le métro continue sa route. A la station Saint-Germain-des-Prés, je pense à Simone de Beauvoir, que l’on me sort à chaque coin de rue, pour m’inciter à me dévoiler. Je pense à une phrase qui m’avait alors heurté, qui s’appliquait à ces gens dont je suis le centre de l’attention : « Se vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres ». A Saint-Sulpice, je vois les yeux un peu vagues de l’homme, aux cheveux poivre sel, se raffermir, trembler, je crois qu’il a peur que j’actionne ma bombe, par lui, fantasmée. A Saint-placide, quand je me dis enfin, que je délire, que cet homme, aux cheveux poivre sel, doit avoir des problèmes, privés ou professionnels, le voilà qui pète un plomb et il écartèle les portes pour sauter à quai. Je sursaute et prends peur, cette angoisse, flottante, persistante, fera sûrement péter les plombs d’autres passagers, celui-là est sorti, un autre m’agressera peut-être. Ma couardise ou ma paranoïa, au choix, laissant ces gens continuer dans le tube du métro, immobile, angoissés et les regards vides.
Ahmed Slama

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