Article publié pour la première fois le 11 septembre 2014

Il y a ceux qui ont emprunté les routes principales, arrivée en France, boulot, regroupement familial et logement, souvent social, et ceux qui ont emprunté les sentiers escarpés de l’histoire de l’immigration. Ceux qui n’ont jamais su choisir entre une vie ici et une vie là-bas. En France, le mythe du retour les a hantés. Peut-être autant que la culpabilité. De savoir les siens là-bas, vivant loin. Forcément moins bien, sinon ils ne seraient pas là. Là-bas, c’est l’Algérie ou le Maroc. Et lorsqu’ils y sont, la France leur manque. Entre ces deux pays, le destin leur a joué des tours, les bons choix qu’ils croyaient avoir faits hier apparaissent aujourd’hui comme des erreurs de parcours. À tel point que certains pensent avoir « tout raté ».

C’est ce que Kamel* a dit à haute voix, dans la chambre de 12m2 qu’il partage avec un autre « chibani » comme on dit. Deux lits, des vêtements suspendus, un petit coin cuisine et lui qui m’invite à m’asseoir à une table, avec le souci de m’accueillir comme il se doit : « Tu veux un café ? Un yaourt ? Une compote ? Tu as mangé au moins ? » « Va pour une compote ». « Tiens, un yaourt et une compote, tu vas manger les deux », me dit-il. L’air est presque menaçant.

Et puis il m’a servi ses souvenirs. Nous sommes en 1970 lorsqu’il arrive en France, il est en règle et commence à travailler dans la restauration, puis une connaissance lui parle d’un métier qui gagne mieux. Très vite, il abandonne la restauration puis se met à travailler dans une usine d’imprimerie, « Le Nouvel Observateur, l’Express, Paris Match, tout ça on s’en occupait », me dit-il fièrement. « Ah oui cette époque c’était bien, tout était simple, je gagnais bien ma vie. Et la majorité de ce que je gagnais, je l’envoyais en Algérie, pour mes frères restés là-bas, des voitures je leur en ai acheté plein ». Acheter des voitures, envoyer de l’argent comme pour remplir sa mission, comme pour se racheter non pas d’être parti et d’avoir laissé une famille, un pays derrière soi. Non, se racheter d’avoir la chance de vivre en France, ce pays rêvé, ce pays fantasmé encore aujourd’hui.

Il y restera une dizaine d’années. Années durant lesquelles il tapera dans l’œil de Sophie*, sa supérieure à l’usine. « Nous sommes devenus copains » me dit-il pudiquement, « mais tu sais à l’époque, j’étais fort, j’étais beau gosse, pas comme maintenant ». Ses yeux verts sourient et le confirment. Avec elle, il construit une vie et une famille en France – « elle m’aimait beaucoup, vraiment ». Il marque un temps : « et je l’aimais beaucoup aussi ».

Mais cela ne l’empêchera pas de rentrer en Algérie, comme prévu depuis le début, comme pensait le faire la majorité des travailleurs immigrés arrivés dans ces années-là. C’est la fameuse histoire de la valise toujours dans le couloir. Kamel, lui le fera vraiment, son autre famille l’attend, car il a laissé une femme là-bas, ça, Sophie l’a su, et lui a même dit « pourquoi tu ne la ramènes pas ici ? Je ne suis pas jalouse ». « Mais j’étais bête, dit-il, je ne l’ai pas fait, j’aurais dû l’écouter, c’est quelqu’un de bien, Sophie, les Français sont gentils ».

Il restera plus de dix ans en Algérie, « je vivais bien, avec mes frères, on transportait du matériel avec les voitures achetées en France ». Puis un jour son commerce périclite « je sais maintenant que tout l’argent que j’ai investi en Kabylie, c’est comme si je l’avais jeté à la poubelle ».

Nous voilà dans les années 90. Retour en France, sans papiers cette fois, papiers qu’il n’obtiendra que dans les années 2000, dans l’intervalle, il a vécu de petits boulots, non déclarés bien sûr. C’est à cette période-là qu’il atterrit rue du Faubourg Saint-Antoine. Il y rencontre, entre autres, Hassan*, Mouad* qui l’ont écouté me raconter son histoire, acquiesçant de la tête de temps à autre. Mouad me dit « moi tu sais, je suis un aventurier, y a beaucoup de choses à dire, mais je n’ai pas eu trop de chance, je crois que l’on m’a jeté un sort ». Hassan quant à lui, de nature timide, me dit venir du Maroc, il ne me confie pas l’existence d’une famille quelque part, il semble perdu. Kamel s’excuse de ne pas avoir d’alcool à lui servir, comme gêné, Hassan baisse la tête et en arabe répond : « non non, c’est bon, j’ai bu un café, j’en veux pas ».

Des liens se sont tissés entre eux, mais le lien plus fort semble celui qu’ils ont avec la France « j’ai pris l’habitude de vivre comme ici, quand j’étais en Algérie, ça me manquait ». Hôtel insalubre ou pas, c’est ici qu’ils veulent  passer leurs vieux jours, dans ce pays à qui ils ont donné et dans lequel ils ont vécu pleinement les belles journées de leurs vingt ans. Des journées qui ont été pleines de joie, de culpabilité, d’incertitudes et d’erreurs. Tant de choses que lesquelles ruminer une fois les vieux jours arrivés.

Latifa OULKHOUIR

*Les prénoms ont été modifiés

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