A l’âge de 11 ans, je gagnais 50 francs à mon premier jeu de hasard. Quand j’étais petit, je finissais toujours premier au Mille Bornes. Inutile de préciser qu’au Monopoly j’inondais le plateau de jeu de mes hôtels. Tout cela ne présageait rien de bon pour ma future vie amoureuse, car comme dit l’adage : heureux au jeu, malheureux en amour. Si j’avais su ce qui m’attendait plus tard, j’aurais certainement réfléchi à deux fois avant d’accumuler les billets à la Bonne Paye et ma dernière relation se serait peut-être terminée différemment.

Ça faisait cinq mois que je sortais avec ma dulcinée et du jour au lendemain elle me quitte parce que soi-disant je suis goï. Mais nan, pourquoi tu fais ça, je boucle quand j’ai les cheveux plus longs, dès demain je m’achète un grand chapeau noir et je me laisse pousser les locks, oui, les papillotes comme tu veux…

Non, le problème bien sûr, ce n’était pas avec elle. Elle avait des sentiments pour moi et tout se passait bien jusque-là. L’éminence grise qui voulait nous nuire, celui qui assombrissait petit à petit les beaux jours d’une relation qui venait juste de naître, celui qui tuait dans l’œuf notre amour, c’était son père – j’en fais peut-être un poil trop… Je suis donc sorti de cette rupture très déçu et avec plein d’interrogations en tête.

J’ai été voir mon ami Daniel pour discuter comme on le fait souvent après une rupture. Il est juif sépharade comme mon ex. Il a compris tout de suite ce qui s’était passé et il m’a même avoué qu’il s’y attendait, ce qui m’a vraiment remonté le moral ! Pour lui, j’avais eu de la chance de rester avec elle aussi longtemps. Quand une personne est issue d’une famille très religieuse, les relations « mixtes » sont interdites. Les parents ont déjà en tête le mariage de leurs enfants et on ne peut épouser qu’un juif, et un juif de sa communauté.

Autrement dit, les juifs sépharades évitent de se mélanger aux juifs ashkénazes de culture différente, les juifs orthodoxes aux juifs libéraux. Du coup, j’étais venu pour me lamenter et critiquer les femmes comme il est convenu de le faire quand on s’est fait plaquer, et finalement, j’ai compris pourquoi mon ex m’avait quitté avec ces mots : « C’est mieux pour toi et pour moi qu’on en reste là, c’est pas toi le problème, mais notre relation n’a pas d’avenir… »

Être juif dépasse le cadre de la religion. Quand on est juif, on appartient à un peuple avec une culture propre, une histoire qui varient même entre Séfarades et Ashkénazes. Le mariage, c’est donc presque le seul moyen de transmettre aux générations futures le judaïsme. Il est bien possible de se convertir, mais ça prend du temps, des années. Le mariage occupe ainsi une place privilégiée dans le judaïsme. Les parents très pratiquants veulent le meilleur pour leurs petits-enfants. Ils veulent qu’ils soient élevés dans la religion juive, dans la conscience de leur communauté.

Le mariage mixte soulève alors de nombreuses interrogations. Dans quelle religion les enfants nés d’une telle union seront-ils être élevés ? Le parent non-juif sera-t-il à même de transmettre à ses enfants les principes propres au peuple juif ? Ainsi, certains pourtant peu pratiquants veillent quand même à ce que leurs enfants épousent des juifs. Mais il ne faut pas voir dans ce rejet du mariage mixte la peur de l’autre ou le simple refus de se mélanger. Le mariage mixte est dès le départ vouer à l’échec pour les plus réfractaires. On pense qu’il n’est pas viable sur le long terme. L’importance de la tradition, de la religion, de l’éducation des enfants sera un poids auquel la vie de couple ne résistera pas.

D’ailleurs, si la famille finit par céder et que les deux tourtereaux se marient, gare à eux si leur mariage bat de l’aile et s’il se termine par un divorce. C’est le mariage mixte qui endossera toute la responsabilité de cet échec. Daniel, qui est issu d’une famille pratiquante traditionaliste*, a dû faire face à toutes ces oppositions lorsqu’il s’est mis en couple avec une non-juive. Cela fait trois ans qu’il est avec Chloé et si avec ses parents les rapports se sont apaisés, ses grands-mères n’ont pas changé leur position d’un pouce. Elles seraient rassurées de le voir quitter sa copine pour une juive. Derrière la gentillesse de façade, Chloé sent bien que, dans le fond, elles ne l’acceptent pas vraiment.

Lorsque son père a demandé à Daniel de choisir entre la famille et sa copine, il a persévéré et ses parents ont dû se rendre à l’évidence, les sentiments dépassent le simple cadre de la religion. Avec le temps et en la rencontrant, ils ont compris qu’ils ne pouvaient pas tout décider pour leur fils, qu’il devait être libre de choisir celle avec qui il voulait faire sa vie. Mais tout n’est pas rose non plus. Son père voit d’un mauvais œil cette relation qui pourrait aboutir à un mariage. Lorsqu’il a appris que son fils allait se fiancer, il l’a mis en garde : « Tu fais ce que tu veux, mais je n’irai pas à ton mariage. » Pourtant, son père apprécie Chloé.

C’est bien le mariage mixte qui bloque. Et Chloé a du mal à comprendre ce demi-rejet. Pour Daniel, c’est un peu plus de pression qui pèse sur son couple. Les plus religieux de la famille sont dans l’attente du moment où les deux fiancés connaîtront une mauvaise passe, se sépareront. Il doit prouver qu’une relation avec une non-juive peut marcher. Mais lui-même se pose des questions. Il ne s’est pas totalement émancipé des interrogations des plus âgés. Il se demande ce que son mariage avec Chloé pourrait donner, si leurs enfants seront éduqués comme des juifs, hériteront de la religion de leur père, et il leur faudra alors se convertir puisque le judaïsme se transmet par la mère. Plus concrètement, il faudra concilier fêtes juives et fêtes chrétiennes. Daniel vivra alors le premier Noël de sa vie et Chloé sa première fête de Pessah.

Une autre question épineuse est celle de l’alimentation. Daniel mange casher et Chloé n’est pas décidée à arrêter la charcuterie. Il faudra donc s’organiser pour les courses et la cuisine. S’ils ont des enfants, Daniel mangera-t-il casher pendant que ses enfants mangeront ce qu’ils veulent ? Mais Daniel, malgré ces difficultés, continue à croire en l’avenir de son couple.

Même s’il comprend sa famille, il aime Chloé et ne peut pas se résoudre à la quitter. Pour lui, le mariage mixte, ce n’est pas renier ses traditions comme il l’entend souvent dans sa synagogue, mais inventer un mélange. Et si le mariage est un pilier du judaïsme, il veut battre en brèche l’opinion de ceux qui, parmi les plus radicaux en la matière, déclarent que le mariage mixte est pire que la Shoah, risquant de provoquer, à terme, la fin du peuple juif.

Au contraire, le mariage mixte va enrichir le judaïsme d’autres cultures, c’est certain, mais surtout pas le faire disparaître par acculturation ou assimilation. D’ailleurs, certains juifs ont franchi le pas comme les libéraux**. Les unions avec des non-juifs sont largement tolérées dans cette communauté. Et aujourd’hui, comme le dit Daniel, ne faudrait-il pas se demander ce qu’est être juif ? Est-ce simplement avoir des parents juifs ? Vivre dans une communauté ? Ou plutôt avoir une conscience de ce qu’est le judaïsme ? De son apport au monde?

Matthias Raynal

*Judaïsme traditionaliste : pratique stricte du judaïsme, mais moins rigoureuses que celle des juifs orthodoxes. Les croyants respectent les lois de la Bible mais en prenant certaines libertés.
**Judaïsme libéral ou réformé (la première appellation concerne plus spécifiquement des communautés juives de France) : pratique libre, laxiste du judaïsme. Les croyants accordent peu d’importance au mariage et le mariage mixte est beaucoup plus répandu dans cette communauté.

Paru le 7 janvier

Articles liés