Pratiquer sa passion et laisser ses soucis aux vestiaires pendant 90 minutes. Ce samedi après-midi, au stade Louis Lumière, dans le XXe arrondissement de Paris, les températures basses du mois de décembre et le vent glacial ont fini par déshabiller les arbres de leurs feuilles. Quelques rares supporters, munis de gants, d’écharpe et de bonnet, ont tout de même bravé le froid pour venir assister à un match pas tout à fait comme les autres.

Sur la pelouse synthétique, les footballeurs de Melting Passes, maillot bleu et short rose saumon, ont chaussé les crampons. Ses joueurs : une majorité de mineurs isolés étrangers, des jeunes originaires principalement d’Afrique de l’Ouest qui ont quitté ou perdu leur famille. Face à eux ce samedi, l’AS Zenaga, un club de Noisy-le-Sec.

Melting Passes, maillot bleu et short rose, affronte l’AS Zenaga, club de Noisy-le-Sec, dans le stade Louis Lumière (XXe).

Avoir une licence sportive dans un club, mission quasi impossible pour les jeunes isolés étrangers

Lancée il y a un peu plus d’un an, l’association sportive et solidaire Melting Passes est née d’une rencontre entre des élèves avocats parisiens et des mineurs étrangers isolés désireux de tâter le ballon rond au sein d’une structure. « Le football ? C’est venu des jeunes qu’on accompagnait dans leurs démarches juridiques et administratives pendant les permanences de l’ADJIE [Accompagnement et défense des jeunes isolés étrangers, NDLR], raconte Pierre Rosin, élève avocat, un des fondateurs de Melting Passes. Ces jeunes jouaient déjà dans leur pays d’origine, aussi dans les pays qu’ils ont traversés avant d’arriver en France. Ils voulaient donc naturellement continuer ici mais la Fédération française de football les en empêche« .

Les règlements de la FFF, l’instance qui chapeaute clubs et compétitions de football français, exigent, en effet, d’un mineur étranger souhaitant obtenir une licence sportive, la preuve d’une présence sur le territoire depuis au moins cinq ans : un justificatif de domicile, une carte d’identité ou de séjour et la signature d’un représentant légal. Mission impossible pour ces jeunes qui n’ont quasiment jamais en possession tous ces documents .

Si la mesure vise à lutter contre le trafic international de joueurs mineurs, elle n’offre « qu’une faible marge d’appréciation pour les jeunes mineurs isolés étrangers« , affirme Pierre Rosin. « Le règlement ne précise rien sur les modalités de contrôle. C’est donc souvent à la discrétion des clubs. Quand ils veulent, ils peuvent recruter des mineurs isolés en fait », remarque de son côté Maxime Colin, juriste spécialisé en droit public et membre de Melting Passes.

Maxime Colin, juriste spécialisé en droit public et membre de Melting Passes, ne rate pas une miette du match qui oppose ses poulains à l’équipe de Noisy-le-Sec.

Dribbler le règlement de la FFF

Saisi en 2014, le Défenseur des droits avait rendu un avis dans lequel il reconnaissait que les règlements de la FIFA et de la FFF « visaient légitimement à lutter contre le trafic de joueurs mineurs » tout en estimant qu’ils entraînaient un « refus abusif de délivrance de licences« . Parlant « d’excès de prudence« , le Défenseur des droits invitait la FFF et le ministre des Sports à « réformer ces règles« , qui peuvent être facteurs de discriminations et contraire aux droits de l’Enfant.

Pour permettre à ces jeunes de taper dans le ballon rond, il fallait dribbler le règlement de l’instance du football français. La solution est venue d’un championnat alternatif qui a accepté de les intégrer. « La FSGT, Fédération sportive et gymnique, est née en 1934. C’est une héritière du mouvement ouvrier, sa branche sportive, explique Nicolas Kssis-Martov, l’un des membres et journaliste à So Foot. On est un peu le punk et le hip-hop du sport puisque nous contestons et nous subvertissons le sport dominant ! On souhaite permettre l’accès au sport à toutes et à tous. On compte des clubs LGBT, des clubs de quartiers, des clubs de foot auto-arbitrés… »

« On veut juste montrer que ce sont des adolescents comme les autres qui ont envie de pratiquer un sport pour se divertir et oublier les galères »

Lors de la création de Melting Passes, en juin 2016, les footballeurs jouaient en jean et sandales en plastique dans un city-stade du XIXe arrondissement parisien. Depuis, le club a connu nombre de victoires et a pu se développer en lançant une campagne de financement participatif. « Monter cette association, c’est aussi donner à ces jeunes l’occasion de s’amuser dans un parcours long et difficile pour être reconnu comme mineur et avoir accès à leurs droits. Ils vivent le rejet, ils sont livrés à eux-mêmes car il y a une certaine volonté des pouvoirs publics de les invisibiliser« , fait remarquer Maud Angliviel, future avocate et l’une des fondatrices de Melting Passes. « On veut juste montrer que ce sont des adolescents comme les autres qui ont envie d’être libres de pratiquer un sport pour se divertir et oublier les galères. Le fait d’être un collectif, ça permet de tisser du lien social et de créer des repères pour ces jeunes qui sont ici sans famille« .

Parmi ces mineurs isolés, il y a Dianmalal Koulibaly, 18 ans. Brassard de capitaine vissé sur le bras gauche, c’est depuis son poste de défenseur central que le jeune homme d’1 mètre 73, originaire de Guinée-Conakry, donne les consignes et harangue ses coéquipiers, en français et en poular. « Les joueurs du club échangent principalement en français. Comme ils viennent souvent de la même région, il arrive qu’ils utilisent leur langue maternelle. Nous les poussons à s’exprimer en français pour qu’ils soient compris de tous« , indique un membre de Melting Passes.

Dianmalal a fui son pays après l’assassinat politique de son père. Il a été contraint d’abandonner ses études et de travailler dans une ferme. Il récoltait du riz et du manioc aux côtés de son oncle. L’adolescent est arrivé en France en décembre 2015, à l’âge de 16 ans, après une long périple migratoire d’un an. L’administration française lui accorde le statut de mineur isolé étranger un an plus tard. Une attente interminable qui lui fait presque perdre espoir avant qu’il ne rencontre les membres de l’ADJIE et qu’il ne fonde avec eux Melting Passes. « Lassociation m’a rassuré. Ça m’a permis de rencontrer des gens qui n’étaient pas contre nous, les étrangers. C’est mon asso, j’ai confiance en elle ! Aucun autre joueur ne l’aime autant que moi ! » sourit-il.

Originaire de Guinée-Conakry, Dianmalal Koulibaly, capitaine et défenseur central de Melting Passes, est l’un des cofondateurs de l’association.

Le football : appât, arnaque et béquille

Compagnon d’infortune et coéquipier de Dianmalal à Melting Passes, Issouf, jeune mineur ivoirien, est d’abord venu en Europe pour pratiquer sa passion. Membre du centre de formation de football de Côte d’Ivoire, il est repéré par un club portugais en 2014 mais ses parents refusent d’investir pour qu’il se rende au pays de Cristiano Ronaldo. Un an plus tard, une connaissance d’Abidjan lui promet une intégration dans un club réputé d’Italie. Plus question de louper le coche, le jeune homme décide de partir. Lorsqu’il débarque sur place, une fois l’argent récolté par les « organisateurs », Issouf n’a finalement droit qu’à une visite express. On le prie de « se débrouiller tout seul » pour intégrer une équipe.

C’est suite à cette mésaventure que l’adolescent décide de rejoindre Paris. Il n’y connait personne mais il se dit qu’en France, au moins, le problème de la barrière de la langue ne se posera pas. L’Ivoirien erre trois jours dans la Gare de Lyon avant qu’un inconnu lui conseille de se rapprocher de l’ONG Médecins du Monde. « Je ne connaissais pas cet homme, mais il m’a dit qu’il s’inquiétait pour moi car il me voyait toujours dans le même coin avec les mêmes vêtements« , se souvient-il.

Baladé d’associations en associations, le jeune homme de 16 ans finit par rencontrer des bénévoles de l’ADJIE au quartier Stalingrad dans le XIXe arrondissement. Depuis décembre 2016, il est pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Aujourd’hui, Issouf est en formation à l’école d’Alembert de Montévrain (Seine-et-Marne) en première année de CAP opérateur logistique. Il n’abandonne pas pour autant son amour pour le football. Il squatte désormais les terrains et arbore fièrement le maillot de Melting Passes.

Avant d’arriver en France, Issouf (à gauche, maillot bordeaux) et Kara (à droite) ne se connaissaient pas. Au-delà du football, les deux amis partagent désormais la même formation et vivent dans le même internat.

Des bus, des passeurs, huit mois passés en Libye où il travaille comme homme de chambres, le parcours de Kara a lui aussi été semé d’embuches. C’est à peine âgé de 15 ans qu’il quitte toute sa famille au Mali. « Depuis tout petit, je n’allais pas à l’école. Je sentais que je n’avais pas d’avenir au Mali« , confie-t-il. Une nuit, Kara embarque dans un bateau avec 150 personnes en Méditerranée direction l’Italie. Là-bas encore, impossible d’accéder à l’éducation : on lui renie son identité, on doute de son âge. « Je voulais apprendre à lire mais on ne voulait pas me laisser aller à l’école ».

Le jeune Malien achète un billet de train pour la France, pays dont il maîtrise la langue. À son arrivée, il restera huit mois dans la rue, en plein hiver. Comme Issouf, il croise l’ADJIE sur sa route. Les élèves avocats lui parlent de Melting Passes. « Au début, c’était difficile. Je ne connaissais personne et il fallait s’entraîner dur. Aujourd’hui, ça me fait du bien. Je participe à la vie de l’association. Je fais le lien entre les coachs et les joueurs ». Kara est même devenu récemment membre du bureau de l’association sportive et solidaire.

« Les champions du money-time ! »

L’équipe des jeunes MIE compte un effectif de 30 joueurs séparés en deux équipes. L’année dernière, les bleus et roses ont remporté le championnat FSGT de foot à 7 ! Pour le foot à 11, l’équipe est montée en division B et elle est arrivée deuxième de la Coupe régionale. Une ascension qui ne s’est pas faite sans difficultés. Lors des matchs, les préjugés font parfois surface et rendent la rencontre violente. « Il arrive qu’on nous parle mal. On nous dit qu’on n’est pas français, qu’on n’est pas d’ici« , relate le capitaine Dianmalal. « Les jeunes subissent du racisme. Ils sont considérés comme des bledards« , abonde la présidente de l’association Maud Angliviel. « J’ai déjà entendu un joueur adverse dire à un jeune de Melting Passes : ‘Va voir ton Blanc, il va te donner une banane’. Et c’était une personne elle-même issue de l’immigration« , déplore, pour sa part, Maxime Colin.

Ce samedi après-midi, rien de tel face aux joueurs de l’AS Zenaga. De simples chambrages au bord du terrain auxquels n’importe quel amateur de football est habitué : « Calme-toi, on ne joue pas la Champions League ici ! » ou encore « Oh, monsieur l’arbitre il y a faute là ! » Sur le terrain, la rencontre est disputée. Il faut dire que Melting Passes, troisième, est confronté au leader de son groupe. Les 45 premières minutes ne tournent pas en faveur des coéquipiers de Dianmalal : deux blessés et un but encaissé juste avant le retour aux vestiaires.

De retour au vestiaire après la première période de jeu, les joueurs de Melting Passes sont sous le coup du but encaissé.

En seconde période, les contacts se font plus âpres. Dianmalal qui veut marcher sur les pas de Sergio Ramos, capitaine du Real Madrid et de la sélection espagnole, remporte presque tous les duels de la tête. C’est finalement dans les ultimes minutes que les footballeurs de Melting Passes parviennent à égaliser. Ils exultent, se sautent dans les bras. L’émotion est toute aussi forte sur le banc de touche où s’impatientent les membres de l’association, les coachs – Fabio Caldironi, Emilien Goudet, Antoine Havet et Léo de Longuerue – et les remplaçants. « Ils nous ont déjà fait le coup cette saison. Ce sont les champions du money-time ! » plaisante Maxime. Les adolescents continuent leurs offensives et auraient même pu l’emporter avant que ne retentisse le coup de sifflet final.

Revenir de loin et ne rien lâcher, c’est la marque de fabrique de Melting Passes. Dianmalal, Kara, Issouf et les autres ont sûrement l’esprit déjà tourné vers les prochains matchs. Une fenêtre de loisir dans un quotidien rythmé par des tests osseux et des démarches administratives pour prouver une identité que la justice peut parfois mettre en doute. Un sursis de 90 minutes durant lequel plus qu’une seule chose compte : s’amuser et gagner. Ensemble.

Amanda JACQUEL et Kozi PASTAKIA

Crédit photos : Leïla Khouiel

Articles liés