Il se regarde dans le miroir, consterné : un troisième téton ! C’est venu comme ça, en une nuit. Frappé de cette abomination en 2009 signifie pour lui, si ça doit se savoir, un décès social, une exclusion certaine. Il fera tout pour garder le secret, apprendra à porter seul ce fardeau, deviendra un maître de la dissimulation. Finies les joies de la mer et de la piscine. Il s’est inventé une allergie chronique au soleil pour éviter le pourquoi du comment. Tout est bien rodé et marche à merveille. Jusqu’à cette matinée…

Sa maman ouvre la porte de sa chambre, lui debout, torse nu. Dans le miroir de sa chambre, il lit l’effroi sur le visage de sa mère. Elle fuit, appelle le père. Le fils se précipite derrière elle. « Non, maman, ce n’est pas ce que tu crois. Attends, je t’explique… » Trop tard. Bientôt toute la famille est au courant. Ses sœurs, ses frères, ses neveux. Une réunion du clan a lieu sur le champ. Chacun, l’un après l’autre, déboutonne sa chemise, enlève son t-shirt pour montrer son torse. Deux tétons, pas trois.

Pour le fils aux trois tétons, c’est un cauchemar. Il va se réveiller, soulagé. Il y repensera, en rigolera. Mais rien n’y fait. Il est bel et bien éveillé. Face au reste de la famille, il pense à son enfance, son adolescence. Il a vécu heureux, lui le frère chouchouté, aimé de tous. Dieu ! Tout se perd ! Maintenant, dans leur yeux, il ne voit qu’une froide tristesse. Il veut leur hurler que rien n’a changé. Qu’il est toujours le même, le frangin, le copain, l’ami, le fils. Qu’il les aime. Mais sa gorge est nouée, c’est fini. Il est tombé. Il n’intéresse déjà plus personne.

Les siens lui demandent de partir. Il résiste. Ses frères le poussent dehors. Il se cramponne à la porte, ses sœurs crient, les enfants pleurent. « Ne rends pas les choses plus difficiles qu’elle ne le sont », lui lance sa mère d’un regard assassin. Son père lui tourne le dos, sa présence n’illuminera plus sa vie. Le fils a compris, il est banni. Tel un mendiant, il erre dans les rues, hanté par le regard de sa mère. Il pleure sa vie en ruines. Il a rejoint le rebut, les mal-aimés, les exclus.

Les heures se sont écoulées. Les jours. Les mois. Les années. Il a dû affronter le lever du soleil, apprendre à s’accepter. Il a renoué avec une de ses sœurs. Ça lui a fait du bien. Il a rencontré l’amour, il en avait besoin. Il a fondé une famille, a eu trois enfants. Trois enfants avec chacun trois tétons. Il sourit. Il se dit qu’il a beaucoup de chance.

Nicolas Fassouli

Nicolas Fassouli

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