Après des échanges avec les volontaires de l’Organisation Internationale de la Francophonie, Michaëlle Jean, sereine et énergique, de cette énergie qui apaise, nous reçoit à son bureau, l’ambiance est détendue. Nous évoquons ensemble la genèse du Bondy Blog. Elle veut tout savoir du site, de son histoire, de sa pérennisation. Car ce qu’aime avant tout Michaëlle Jean, c’est la discussion l’échange plutôt que les questions-réponses. Elle se plie pourtant à cet exercice qu’elle connaît bien, elle qui a été journaliste au Canada. Cette amoureuse de la langue française, petite fille du poète René Depestre, est depuis plus d’un an secrétaire Générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) et porte le projet Libres Ensemble, qui sera présenté le 10 mars. L’occasion de revenir sur son parcours hors normes, et ses projets pour l’OIF.
Bondy Blog : La Francophonie concerne combien de personnes dans le monde ?
Michaëlle Jean : La langue française, comme l’Anglais, est parlée sur les cinq continents. C’est également la deuxième langue la plus enseignée dans le monde et la troisième langue des affaires. Nous comptons environ 270 millions de locuteurs francophones dans le monde. Il est possible de dire et penser le monde en français.
Que représente l’OIF pour vous ?
Aujourd’hui, cette langue qu’ont en partage les pays de l’Organisation Internationale de la Francophonie est liée à une histoire, celle d’une exploitation de l’humain par lui-même. Il s’agit de la traite négrière, de l’esclavage, des systèmes plantationnaires et de colonisation. En décidant de se rassembler autour d’un idéal commun, et de se réunir autour de cette langue, nous avons été capables de passer de l’inhumain à l’humanisme intégral.
L’OIF se base sur des valeurs de solidarité, d’échange, de partage, et agit concrètement sur des questions urgentes comme l’éducation, la formation ou la défense des droits et libertés. Elle travaille également sur la démocratisation, et la culture comme moyen de développement humain, voire économique durablement. En être à la tête, c’est se rendre compte de ce qui peut être accompli lorsqu’on choisit de se mettre ensemble, avec volonté, en transcendant nos travers et nos blessures !
Le 8 mars est devenu la journée internationale des droits des femmes, une lutte qui vous est chère. Que porte l’OIF pour favoriser l’égalité homme-femme à travers le monde ?
J’ai été à l’école des femmes. Pendant 11 ans, je me suis consacrée au Québec à la question des femmes. Là-bas, nous avions mis en place un réseau de victimes de violences conjugales et de leurs enfants. C’est un travail éminemment politique, qui m’a construite telle que je suis aujourd’hui.
En ce qui concerne l’OIF, il s’agit d’un engagement transversal, au même titre que la jeunesse. Nous ne pouvons pas envisager un développement humain et économique durable sans nous pencher sur les réalités vécues par les femmes. Il n’est pas possible de parler de renforcement des droits et libertés sans tenir compte de la condition des femmes. Enfin, les combats des femmes concernent aussi les hommes. Il faut s’associer à l’autre. Le vrai fléau de l’humanité est l’indifférence.
L’un des défis mondiaux aujourd’hui est lié aux migrations de population. Quel rôle peut jouer l’OIF ?
Je ne fais jamais de différence entre réfugié politique et migrant économique. Les mêmes circonstances produisent les deux. Je peux en témoigner. J’ai dû fuir un régime dictatorial, et un pays de toutes les misères. J’ai ressenti la peur, l’angoisse de la censure, de la fuite. J’ai vu mon père arrêté, torturé. Nous avons dû nous lancer vers un ailleurs où nous n’avions aucun repère. Nous avons trouvé refuge au Canada, en plongeant nos racines au Québec, terre Francophone. J’y ai trouvé un lieu d’appartenance, où il m’a été possible de vivre pleinement ma citoyenneté et d’exprimer mon potentiel.
L’espace francophone est au cœur de ce défi migratoire, car il comprend à la fois des pays de départ, des pays de transit et des pays d’accueil. Nous ne pouvons pas nous dissocier de cette réalité. Certains territoires se voient dépossédés de leurs forces vives par des exodes massifs, provoqués par l’absence d’avenir ailleurs que dans l’exil. Il faut faire preuve de solidarité et de fraternité. L’autre n’est pas un fardeau. Il faut également agir à la source du problème, en soutenant par exemple la création d’emploi, et en insufflant un mouvement pour la croissance des pays les plus en difficultés. Les humains doivent aller vers l’ailleurs, mais sans y être forcés.
Que pensez-vous du traitement des migrants en France, et notamment dans ce lieu que les médias appellent la « jungle » de Calais ?
Avant tout, je voudrais que l’on bannisse ce terme de « jungle ». Je ne supporte pas de le voir repris collectivement avec une forme de désinvolture, sans penser à sa connotation. C’est irresponsable. Il faut nommer la réalité et refuser ce cliché infamant. Il s’agit d’un camp. C’est un espace où la vie est malmenée chaque jour. Les conditions de vie y sont presque infrahumaines.
Mais existe-t-il des problèmes de traitement de ces réfugiés du côté des politiques publiques ?
Je ne dirai pas cela, il existe des femmes et des hommes politiques qui ont conscience des conditions intenables de ce camp. Cela les amène à envisager une manière de sortir de cette situation tragique en vidant ce lieu et en amenant les réfugiés vers des infrastructures, leur donnant accès à des conditions de vie plus dignes. Je crois qu’il faudrait mettre l’accent sur les initiatives sur le terrain, à Calais, ces gens qui aident les migrants. Il faut mettre en valeur les actions qui permettent de passer au-delà du mur de l’indifférence.
Vous avez porté deux nationalités, Française et Canadienne, quel regard portez-vous sur le débat concernant l’extension de la déchéance de nationalité ?
Mon parcours est un peu particulier, je suis née en Haïti. Je disposais donc de cette nationalité haïtienne le système dictatorial et répressif m’en a dépossédée, car il prévoyait la déchéance pour tous les opposants. Puis le Canada m’a donné la citoyenneté canadienne. Au Canada on parle de citoyenneté et non de nationalité. C’est en me mariant avec un français que j’ai songé à prendre la nationalité française. À ce moment-là, j’allais porter l’autorité de Gouverneure générale et de commandante en chef du Canada (des forces armées). Cette fonction n’autorise pas à être sous deux bannières. Mais à ce moment, je venais tout juste de recevoir la nationalité française et cela avait créé un véritable dilemme, un débat au sein même des forces militaires. Les autorités françaises avaient été interpellées par ma situation. Nous avons trouvé dans la constitution française un article qui permettait de suspendre mon allégeance à la France.
En France, ce qui a été intéressant, c’est le débat en lui-même. On aurait eu des raisons de s’inquiéter s’il n’y avait pas eu de débats, s’il n’y avait pas eu des voix pour s’élever. La démocratie, c’est ça. Le jour où il n’y aura plus de débats, il y aura péril en la demeure.
Le vivre ensemble, justement, que fait concrètement l’Organisation Internationale de la Francophonie ?
Nous débutons ce 10 mars une campagne intitulée #LibresEnsemble. Il s’agit d’une grande campagne de mobilisation des jeunes francophones, notamment par le biais des réseaux sociaux. La toile est un lieu de radicalisation. Nous voulons occuper ce même espace, mais pour encourager les jeunes à s’exprimer et à partager leur histoire, les combats qu’ils mènent au jour le jour, dans les quartiers, dans la rue… Cet espace vise à briser les solitudes. Nous l’avons nommé #LibresEnsemble car ce qui nous rassemble, ce sont les valeurs de solidarité, de partage, de liberté. Nous aspirons tous à la liberté : la liberté d’être, la liberté de choisir et d’agir.
Propos recueillis par Ahmed Slama et Mathieu Blard

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