« On peut se demander si les vies gays ne sont pas soumises à une sorte de « harcèlement moral » permanent, direct ou indirect, mais en tout cas présent dans toutes les situations de l’existence : un harcèlement social », écrivait Didier Éribon dans Réflexion sur la question gay (p.30).

Je commence  par citer ce livre parce qu’il est d’une grande force théorique pour décrire ce qu’est la condition des hommes gays et bis, mais aussi parce qu’il a une symbolique particulière pour moi. C’est en fouillant mon sac que mon père trouve ce livre – offert par mon copain – et vient ensuite me confronter, pour ne pas dire agresser, en me demandant : « Est-ce que tu es pédé ? » et que je réponds calmement en le regardant dans les yeux : « Oui ! Oui, je le suis. »

Donc voilà la situation dans laquelle j’étais avant le confinement. Mon père qui fait des scènes, qui ce jour là me prend toutes mes affaires (ordinateur, téléphone, sac, livres) – il me les rendra le lendemain – ma mère qui croit me soutenir, qui essaye en tout cas, mais de manière beaucoup trop faible. Elle ne comprenait pas – ne voulait pas comprendre ? – la violence de ce que mon père m’infligeait. Ma mère était pour ma lutte d’émancipation et d’affirmation ce que la CFDT est pour les mouvements sociaux. Bref… Et dans tout ça, voilà que le confinement arrive. La veille je vais voir mon copain, je passe la nuit chez lui, on se préparait à ne pas pouvoir se voir avant un mois.

Sur le chemin du retour je me demandais ce que sera le confinement coincé avec mes parents. J’appréhendais, je me disais qu’à un moment ou un autre certaines choses devront être dites, que la confrontation sera inévitable. Je me disais que les insultes allaient pleuvoir, que les sous-entendus méprisants – qui sont en fait des insultes assez cachées pour que je sois le seul à comprendre leur signification – allaient être permanents. Alors que la vie de tous les jours faisait que je n’avais pas plus d’interaction que ça avec mes parents, le confinement allait rendre ces interactions inévitables. J’appréhendais donc, tout en me disant qu’heureusement il y aurait aussi mes frères et sœurs.

Mais à ma grande surprise les confrontations, les insultes, les sous-entendus ne se sont pas présentés. Étrangement, le confinement se passait plutôt bien. Il est vrai que je passais plus de temps dans ma chambre, mais les interactions que j’avais avec mes parents, avec mon père, étaient tout sauf virulentes comme elles ont pu l’être auparavant. Cependant la question de ma sexualité n’était pas abordée. Elle n’existait pas.

En y repensant aujourd’hui, tout se passait bien parce que ma sexualité ne s’exprimait pas. Tout se passait bien parce que le confinement – son organisation – a produit une sorte de nouveau placard tout autour de moi. Me sachant confiné avec mes parents pendant une période indéterminée, et ne voulant pas être confronté à leur violence –  qui est d’autant plus redoutable qu’il m’était impossible de fuir –, je faisais disparaître le moindre signe de ma sexualité.

Ma chambre était devenue le Placard, je ne parlais à mon copain que dans ma chambre, je ne lisais des livres sur les questions LGBT que dans ma chambre, je n’existais que dans ma chambre. Je lisais Dans ma chambre de Guillaume Dustan dans ma chambre.

Le reste de la maison était un territoire hétérosexuel, et le visa n’était délivré que si l’on montrait tous les signes de l’hétérosexualité. Quand mes parents étaient dans les parages, mon copain n’existait plus, ce que j’étais n’existait plus. Je me souviens encore de cette scène ou j’étais seul sur le balcon au téléphone avec mon amoureux et que mon père débarque, je me souviens parfaitement de la crispation physique que cela a créé en moi, je me souviens aussi de la manière dont j’ai fui pour me réfugier dans ma chambre. Dans mon placard…

Cela faisait un mois et demi que nous étions confinés, nous avons donc discuté, mon mec et moi, pour nous retrouver et être confiné ensemble. Lui vivait seul, moi je ne suis pas sorti de peur de tomber malade. Nous étions plutôt certains que ni lui ni moi n’avions quoi que ce soit. Et le calme, qui n’en était pas vraiment un, cessa à partir du moment où j’ai dit à mes parents que j’allais rejoindre mon copain. La première réaction de mon père fut : « Tu es sérieux là ? Est-ce que tu crois que tu es sérieux ?! » (il faut lire ces phrases avec le ton le plus méprisant, et le plus menaçant possible).

Après de nombreux cris, il me dit : « Si tu pars, ne reviens pas. Si tu pars, ne reviens jamais ! ». Il me met face à un ultimatum, et il me dit ensuite : « On commençait à bien s’entendre, mais là tu viens de tout gâcher ! ». « Ah bon ?, me suis-je dit. Comment ça ‘on commençait à bien s’entendre’ ? D’où ‘on commençait à bien s’entendre’ ? »

Il est clair aujourd’hui que la seule raison qui explique qu’on commençait à bien s’entendre selon lui, c’est que ma sexualité n’existait pas, parce que je rasais les murs, parce que je me faisais petit me sachant dans un territoire ennemi, parce que je m’empêchais d’exister me sachant surveiller. Ça me rappelle un passage de Réflexion sur la question gay où Didier Eribon écrivait : « Et l’on voit bien, au bout du compte, que ce qui pose problème, ce n’est pas tellement qu’on soit homosexuel, mais qu’on le dise. Car si la possibilité de le dire était admise officiellement, c’est toute l’infériorité et la vulnérabilité des gays et des lesbiennes qui s’en trouveraient annulées ou atténuées, et le regard social peuvent exercer sur eux à partir, précisément, de la situation de stigmatisation. Le contrôle de l’homosexualité repose donc sur ce silence imposé et sur cette dissimulation forcée, et surtout sur le sentiment de culpabilité et d’infériorité par l’inscription dans les consciences individuelles du clivage entre ce qu’on est et ce qu’on peut faire, entre ce qu’on est et ce qu’on peut dire. »

Le pédé, figure porteuse de maladie

Tout au long de cette dispute, j’ai été construit comme le pédé qui ramène la maladie, le pédé qui, capricieux, est prêt à sacrifier toute sa famille pour du sexe. Impressionnant comme cette figure née pendant les années Sida était reproduite presque à l’identique. Cette figure de l’homosexuel porteur de la mort (pour lui et pour les autres) renaissait, même si elle n’est jamais vraiment morte car éternellement inscrite dans l’inconscient hétérosexuel.

« Tu sais que j’ai des vies à protéger, tu sais que tu n’es pas le seul dans cette maison. Tu ne vois pas comme tu es égoïste. Tu sais que cette maladie peut me tuer ! », me criait mon père. Pour traduire si ce n’était pas déjà clair : « Tu veux me tuer pour du sexe. »

Car dans l’esprit de mes parents ce n’était que de ça dont il était question, de coucher. Il ne fait aucun doute que si j’étais en couple avec une femme, la question ne se serait jamais posée en ces termes. J’aurais été le prince charmant qui vient sauver sa princesse esseulée avec tout ce que cet imaginaire à de sexiste et de réactionnaire.

Mais étant donné que ce n’est pas un « elle » mais un « il » je devenais le pédé qui propage la maladie et qui abandonne sa famille pour du sexe. Comment oublier l’article du journal Le Progrès titré « Communauté gay : du relachement pendant le confinement » publié pendant que de mon côté, je devais gérer les crises, les cris, et l’homophobie de mes parents.

L’homosexuel est perçu comme un risque sanitaire en lui. L’homosexualité, c’est la maladie et à tous  les niveaux. À combien d’hommes gays ou bis a t-on-dit après leur coming out : « Il faut te protéger, il y a le Sida » – ce que m’a dit ma mère – ou encore « N’attrape pas le Sida ! » Et l’épidémie du Covid-19 a été un prétexte pour que le monde – et mes parents – déverse son homophobie. Dans sa thèse sur l’impact de l’homophobie sur la santé des gays et lesbiennes, le Docteur Thibault Jedrzejewski : « La perception du risque diffère selon ce sur quoi celui-ci s’applique et selon le point de vue le mesurant. (…) Le risque est aussi et surtout imprégné de morale : il y a ce qu’il faut et ne faut pas faire pour tomber malade, il y a la pratique et il y a le jugement de cette pratique. » Combien de couples se sont retrouvés, combien de personnes n’ont pas respecté scrupuleusement les règles du confinement, et pourtant selon Le Progrès et selon mes parents il y avait du relâchement dans la communauté gay en particulier.

Confinement et familialisme

« Le confinement a produit un éclatement et une dé-légitimation de toutes les formes de vie non institutionnelles et familiales. L’autorisation de certains contacts et l’interdiction d’autres a produit une reconfiguration psychique des liens que chacun de nous entretient avec les autres – certaines relations intimes ont été définies comme des relations étrangères que nous ne pouvons plus entretenir », écrivait Geoffroy de Lagasnerie en avril pendant le confinement. De la famille, il en est aussi question pour moi. Le lendemain, après que mon père a fait sa liste de menaces et qu’il a balancé son flot d’insultes ; à table – il n’y avait que lui et moi – il dit en regardant dans le vide : « Pendant cette période, tout le monde converge vers sa famille, tout le monde se concentre sur sa famille, et toi… »

Comme une déception profonde que je n’adhère pas à sa morale familiale et familialiste. Pourquoi je devrais être confiné avec lui ? Pourquoi je devrais être confiné avec mes parents ? Mon père est pour moi un véritable tyran, qui m’humilie, qui me rend la vie impossible et pourtant je devrais « converger vers la famille » ? Pour quelle raison ? Pourquoi je devrais m’infliger une si grande douleur alors que je pourrais être confiné avec l’homme que j’aime ?

Geoffroy de Lagasnerie écrivait encore : « Le confinement redistribue le dedans et le dehors du cercle de la vie de manière brutalement institutionnelle, irrationnelle et désigne comme des étrangers qui n’ont plus vocation à se voir, toutes celles et tous ceux qui vivent autrement que selon le schéma de la famille nucléaire sous le même toit. » Et ma relation, déjà délégitimée dans le monde hétérosexuel dans lequel nous vivons, l’a été encore plus avec le confinement et son organisation.

Et je ne suis pas dupe, lorsque mon père parle de « converger vers la famille », il dit en réalité « converger vers moi ». Il est bien connu que les pères se prennent pour le pilier du foyer même si c’est sur les mères que reposent la charge mentale d’absolument tout gérer. Il y avait dans sa phrase une superposition entre lui et ce qu’il appelait « la famille ».

Donc voilà ce qu’a été le confinement pour moi – je vous épargne les messages d’insultes que je recevais chaque matin lorsque je suis parti chez mon amoureux –, et j’imagine que  c’est ce que ça a dû être pour beaucoup d’autres minoritaires sexuel.elle.s. Et l’on se doit de porter un regard LGBT sur ce qu’a été ce confinement, sur son organisation, sur les inconscients qui structurent de nos dirigeants.

Loïc D.

Illustration : Clément PORDOY

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