Les blogueurs racontent, à leur façon, leur -Né quelque part-, la semaine de la sortie du film de Mohamed Hamidi. Dans les salles, le 19 juin.

Dans les années 60… je suis née à domicile, à Charolles, petite ville tranquille de la Bourgogne du Sud. Chaque mercredi matin, le marché mettait de l’animation : il attirait des marchands de fruits et légumes, de vêtements, de chaussures… des bouchers… Ma grand-mère serrait fermement son porte-monnaie tout en poursuivant ses achats : « Il faut faire attention. Il y a des voleurs qui profitent de la moindre occasion ». Je me rappelle des fermières qui transportaient dans les rues leurs chevreaux pour les vendre : leurs bêtes bêlaient bruyamment car elles étaient attachées par les pattes et promenées la tête en bas.

Les paysannes apportaient également des volailles et des lapins. Sur une autre place, un marché aux bovins était destiné aux fermiers. La ville s’animait aussi le dimanche matin, à la sortie de la messe. Les Charolais étaient assez pieux. Paray-le-Monial, important lieu de pèlerinage, et Cluny, célèbre abbaye moyenâgeuse, ne sont pas si loin… L’église de Charolles était bien remplie, une large majorité des familles étant catholiques. On restait sur le parvis de l’église, le temps d’échanger les nouvelles de la semaine. Des hommes se retrouvaient au café tout proche avant de rentrer manger en famille.

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Mon arrière-grand-mère tenait une petite librairie en face de l’église. Ma grand-mère, surnommée la Doudou, institutrice réputée pour ses talents pédagogiques, avait appris à lire et à écrire à toute une génération de Charollais. A moi aussi elle a transmis sa passion pour la lecture et l’écriture. La Doudou avait ses principes : « Ce n’est pas parce que quelqu’un va se tremper dans l’eau froide de la rivière que tu vas en faire autant ». « Il est nuisible d’envier les autres, ça ne peut que rendre malheureux ». Et ce conseil était précieux dans une petite ville où chacun savait ce que faisaient ses voisins et même les autres Charollais… Il était plutôt difficile de se cacher et les nouvelles circulaient vite. D’où l’importance du secret, de la discrétion. Les « bons enfants » manifestaient peu leurs sentiments, les bonnes maisons restaient silencieuses, les « bonnes ménagères » parlaient peu et la tenue vestimentaire ne devait pas être voyante.

Chaque mercredi, la Doudou proposait son hospitalité à des cousins fermiers venus des environs pour aller au marché. Mes cousins et cousines pouvaient déposer leurs provisions, leurs volailles et leurs lapins à vendre dans l’atelier de bricolage de mon grand-père. La Doudou leur préparait un café qui était particulièrement apprécié quand il faisait froid. Un cousin se rappelait des déjeuners pris régulièrement chez notre Doudou pour limiter ses allées et venues lorsqu’il allait à l’école située à 3 km de sa campagne. Il appréciait particulièrement « les carottes avec un peu de sucre, toutes fondantes et caramélisées dans la poêle. Qu’est-ce que c’était bon ! ». A l’occasion des fêtes, la Doudou préparait une enveloppe destinée à une ancienne collègue restée célibataire et qui vivait d’une modique retraite. « J’ai mis un billet dans l’enveloppe. Surtout n’oublies pas de la lui donner, c’est important pour elle ». C’était une façon de me faire prendre conscience que les fins de mois pouvaient être difficiles.

Lors de ses études d’horlogerie à Genève, mon père a rencontré une jeune fille savoyarde qui lui a plu. A Charolles, les fiancés se vouvoyaient encore la veille du mariage. « On ne devait se tutoyer qu’après le mariage », m’expliquait ma mère. Mes parents ont transformé un local commercial en horlogerie-bijouterie. Ils devaient se constituer une clientèle pour vivre de leur commerce. La famille de mon père, les Duvernois, était charolaise depuis plusieurs générations, ce qui rassurait les clients potentiels. Mon père avait passé toute sa jeunesse à Charolles, circulant régulièrement dans ses rues, avec son béret et sa baguette de pain… Il était apprécié. Il passait une bonne partie de ses journées à réparer avec minutie les montres, les horloges et les pendules de ses clients. Pour faire un bon réglage des horloges comtoises en posant des cales, il se déplaçait chez ses clients dans les villages alentours, parfois jusqu’à une quarantaine de kilomètres.

J’aimais la vieille maison pleine de recoins et cachettes de mes grands-parents, malgré un certain manque de confort. La Doudou n’aimait pas faire faire des travaux, cela dérangeait ses habitudes et prenait trop de temps à son goût. Il n’y avait donc pas de chauffe-eau, ni de toilettes à l’intérieur, ce qui n’était pas si rare dans la région à cette époque. Dès qu’il faisait un rayon de soleil, je sortais dans le petit jardin qui débouchait sur une rivière.

papegaultL’été, on ne se contentait pas de fêter le 14 juillet. Les Charollais célébraient leur fête patronale qui durait trois jours et se pratique encore aujourd’hui. Elle a lieu chaque année au moment du week-end le plus proche de la Sainte Madeleine, aux alentours du 22 juillet. Les enfants réclamaient avec impatience de partir à la fête foraine. Le dernier jour, les Charollais se rendaient dans la forêt voisine pour le Tir à l’oiseau, une fête d’origine moyenâgeuse. On avait constitué une cible faite d’un oiseau, le Papegault, fortement fixé en haut d’un mât pour être abattu par des tireurs au bout de quelques heures.

En-dehors de l’été, des fêtes religieuses traditionnelles de Noël, de Pâques et de quelques loisirs organisés par le patronage paroissial ne suffisaient pas à meubler nos loisirs. Pour éviter l’ennui quand on était jeune, notre Doudou nous encourageait à trouver des occupations. Balades à pied ou en vélo dans le bocage environnant, piscine l’été, séances d’ « archéologie » dans le jardin, lectures, écriture d’un journal de club d’amies, réalisation de petits spectacles pour les amies de notre Doudou, constitution de collections diverses… nous distrayaient tout au long de l’année. A l’adolescence, ces activités devenaient un peu trop limitées pour cette tranche d’âge.

En mai 68, j’ai vu passer quelques petites manifestations de lycéens. Je me souviens surtout des inquiétudes des adultes concernant le manque de nourriture : « On va manquer de farine, de sucre… et d’autres choses encore ! », soupiraient les femmes. « Et ça chauffe à Paris ! On va vers une révolution ! ». Certains professeurs donnaient leur opinion en dénonçant: « Vos parents sont des bourgeois ! ». Cela énervait certains parents. Personnellement, je me fichais de ce type de commentaires qui ne me semble toujours pas vraiment correspondre à une réalité sociale. Reste à définir ce que ce qualificatif voulait dire dans la bouche de ces enseignants, peut-être pour signifier que la majorité des habitants votaient à droite.

Au 19ème siècle, la ville avait prospéré : forges, commerces de bois, de vins, de bestiaux et faïencerie s’étaient développés. Charolles avait néanmoins gardé son caractère rural. En 1975, pour la première fois la « crise du pétrole » et l’apparition des premiers chômeurs avaient eu des répercussions à Charolles. L’usine de grues Cadillon, liée à la famille Potain, qui avait employé jusqu’à 650 salariés, commençait à licencier quelques cadres. On en parlait jusqu’au lycée…

Comme la majorité des lycéens, mon frère, ma sœur et moi-même avons quitté Charolles pour poursuivre des études et trouver du travail. Nos amis ont été invités à Charolles. Hina, d’origine pakistanaise, a admiré « ce vert lumineux des prairies » au printemps. Mahir, d’origine kurde, a été surpris par l’existence des sources et des lieux de pèlerinages, pensant que cela n’existait pas en France.

La ville évolue. Le marché est fréquenté surtout par les retraités… L’horlogerie-bijouterie reste fermée, ce métier étant devenu difficile à exercer un peu partout en France. Un Espace jeunes de la Communauté de communes du canton accueille les adolescents de 12 à 18 ans. Il propose des activités sur place et des sorties. La salle de cinéma a été rénovée et agrandie. L’achèvement de la construction d’un orgue dans l’église est espéré pour 2014. Les Gâs du Tsarollais, un groupe folklorique local fondé en 1936, ont un nouveau responsable, un agriculteur charollais « pur souche » qui fait de l’élevage bio. Et bien d’autres changements encore…

Avoir vécu dans une région rurale est une richesse. Cela m’a permis de connaître un mode de vie très différent des régions urbaines. J’aime vivre en banlieue, loin de la majorité des Parisiens renfrognés et passant leur vie à courir. J’ai peut-être de la chance à Bondy où j’habite depuis quatorze années : nous organisons deux fêtes des voisins et j’apprécie la bonne ambiance qui règne à cette occasion.

Marie-Aimée Personne

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