Dans la manifestation parisienne contre la loi Asile Immigration samedi, un cortège d’une bonne centaine de personnes attire l’œil. Sous des drapeaux noirs et rouges du Collectif des livreurs autonomes des plateformes (CLAP) et verts du collectif Uber Eats en colère, des livreurs des plateformes sont particulièrement mobilisés.

« On demande la régularisation, on demande d’être reconnu comme des salariés par UberEats », lance Aboubakar*, livreur la plateforme pendant 4 ans. Fermement opposés à la loi présentée par Gérald Darmanin, qui doit être examinée au Sénat courant Mars, ces collectifs prennent la rue à double titre. Ils dénoncent aussi la désactivation de près de 3 000 comptes de livreurs sans-papiers depuis l’été.

Des livreurs perdent leur emploi du jour au lendemain

« Ça fait 5, 6, 7 ans qu’on travaille pour eux, et d’un coup, ils se rendent compte qu’on a des papiers frauduleux », explique Souareba. Il a reçu un message via son application mobile UberEats en septembre dernier lui indiquant que son compte était désactivé. « Je travaillais avec un titre de séjour italien. UberEats le savait depuis le début. »

Ces travailleurs sont complètement subordonnés et soumis à ces plateformes, qui les exploitent, qui décident de leurs tarifs

Après plusieurs années de services, ces travailleurs sont mis à la porte du jour au lendemain, par un simple message. La faute au statut de travailleur indépendant imposé à ces livreurs. « Ces travailleurs sont complètement subordonnés et soumis à ces plateformes, qui les exploitent, qui décident de leurs tarifs », s’insurge Leïla Chaibi, présente dans la manifestation.

L’Eurodéputée LFI hausse la voix pour couvrir le bruit des tambours quelques mètres derrière : «  Ils n’ont rien d’indépendant, pourtant aujourd’hui, ils sont considérés comme tel. Un seul objectif : que la plateforme se dédouane de toutes ses obligations. » Et pour cause, ce statut permet à UberEats de se débarrasser de ses travailleurs sans engager de procédure de licenciement et sans avoir à verser d’indemnités.

Les travailleurs sans papiers surreprésentés dans les rangs des livreurs depuis la crise Covid

Au côté de Leïla Chaibi, arborant son écharpe bleue de députée européenne, Barbara Gomes porte la sienne, rouge et bleue, de conseillère de la ville de Paris. L’auteure de la thèse de doctorat Le droit du travail à l’épreuve des plateformes ajoute: « Cela leur permet d’utiliser les travailleurs sans papiers comme variable d’ajustement. »

Lors du lancement de la plateforme en France, les tarifs de rémunérations étaient plutôt avantageux, ce qui avait incité des étudiants et des jeunes de quartiers populaires à travailler pour le géant américain. « Aujourd’hui, la situation contractuelle s’est fortement dégradée, détaille Barbara Gomes.  Les enfants de CSP+ étudiants qui étaient là au début sont partis.  »

Des fois, on fait des courses pour un euro. On fait des journées longues et très fatigantes, pour souvent moins de 50 euros.

« Plus les années passaient, moins on gagnait d’argent, confirme Aboubakar. Des fois, on fait des courses pour un euro. On fait des journées longues et très fatigantes, pour souvent moins de 50 euros. »

En réalité, l’arrivée massive des travailleurs sans papiers sur ces plateformes, est très récente. Et la crise Covid a aussi joué un rôle prépondérant. « Ils avaient besoin de livreurs en 2018, 2019. Au début du Covid, personne ne voulait sortir dans la rue. Alors, on l’a fait, on a apporté aux gens de quoi vivre, de quoi manger », se remémore Abdoulaye, ancien livreur et membre du CLAP.

« Ceux qui ont accepté de sortir livrer à ce moment-là, c’étaient les plus précaires, ceux qui n’avaient pas le choix : les travailleurs sans papiers », abonde Barbara Gomes. Alors les plateformes ferment les yeux et acceptent en masse des travailleurs qui s’inscrivent sous alias ou avec des titres de séjour italiens.

Des travailleurs qui servent de « variable d’ajustement »

Ces « variables d’ajustement », permettent aux plateformes de se délester de leurs travailleurs quand la situation économique leur est moins favorable. « Moi, ça m’est arrivé le 14 décembre, déplore Koné. Aujourd’hui, je n’ai plus de travail. On mange comment ? On fait comment pour nourrir nos enfants ? Parmi les livreurs que je connais, 70 % sont désactivés », s’exaspère-t-il tandis que le cortège de la manifestation remonte la rue de la Chapelle avant de s’engager sur les Maréchaux.

Les livreurs du confinement méritent les papiers maintenant ! 

Comme pour faire écho à Koné, un livreur scande dans son mégaphone « Régularisation, pas désactivation ! Punition pour Uber, papier pour les livreurs ! Les livreurs du confinement méritent les papiers maintenant ! »

« Comme par hasard, c’est quand l’activité baisse après le Covid, qu’Uber se rend compte qu’il y a des travailleurs sans papiers et qu’ils sont les premiers à être radiés. C’est plus difficile pour eux de se mobiliser », enrage Barbara Gomes.

Un collectif de 1 600 livreurs pour attaquer UberEats en justice

Mais depuis septembre, les livreurs sans-papiers radiés s’organisent et se mobilisent contre ces suppressions de comptes. À l’initiative du CLAP et des syndicats CNT-SO et Solidaires Commerces et Services, le collectif UberEats en colère se monte début septembre 2022. « En quelques jours, on était plusieurs centaines sur le groupe télégram, aujourd’hui, on est plus de 1 600 livreurs », se félicite Abdoulaye.

Ils militent pour être reconnus comme salariés par UberEats, pour récupérer leur travail, mais aussi pour être régularisés. « On veut que les factures qu’on recevait toutes les semaines soient reconnues comme des salaires, détaille le livreur. On a décidé récemment en assemblée générale d’attaquer massivement UberEats en justice. »

Une jurisprudence en faveur des salariés

L’enjeu est double, s’ils arrivent à faire plier leur employeur en justice, ils pourront être reconnus comme salariés par l’entreprise. Jusqu’à maintenant, l’acquisition de ce statut leur permet – théoriquement – de pouvoir lancer une procédure de régularisation.

Et la jurisprudence à ce sujet leur est semble-t-il favorable. « À chaque fois qu’il y a un recours devant les juges, généralement les juges donnent raison aux travailleurs et font une requalification, rappelle Leïla Chaibi, avant d’ajouter : « On est sur la bonne voie pour avoir une directive européenne qui accorde la présomption de salariat. »

Dernier exemple en date, une condamnation historique prononcée en janvier contre Uber à Lyon. Le groupe a été condamné à requalifier les contrats de 139 chauffeurs de VTC pour un montant de plus de 17 millions d’euros.

L’inquiétude grandit autour de la loi Darmanin

Problème, l’avenir de la Circulaire Valls, qui permet la régularisation des travailleurs reconnus salariés, est flou. En cas de promulgation de la loi Asile Immigration, celle-ci prévoit de mettre en place des titres de séjour d’un an pour les métiers en tension. Cela ne concerne pas les travailleurs des plateformes.

En outre, on peut lire dans le texte de loi que pour lutter contre le travail illégal : « Les étrangers qui créent une auto-entreprise, notamment pour travailler comme sous-traitant pour des plateformes, devront être en situation régulière. Une nouvelle amende administrative de 4 000 euros maximum par salarié (doublée en cas de récidive) sanctionnera les employeurs qui abusent de travailleurs irréguliers. » La loi prévoit globalement de durcir les conditions de régularisations et de faciliter et systématiser les expulsions des exilés sous OQTF.

Alors la contestation s’intensifie. Si l’ampleur de la manifestation entre Château Rouge et Porte d’Aubervilliers samedi était relative, les livreurs des plateformes ont affirmé leur présence. En rangs serrés derrière leur banderole aux inscriptions rouge et noir, ils ont enchaîné les slogans, avec, comme mot d’ordre : « Non à l’immigration jetable ! »

Névil Gagnepain

*Le prénom a été modifié

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