Les drapeaux français ne sont pas en berne sur la façade de l’Hôtel de ville. Ils ont été carrément remplacés par les drapeaux belges. Une foule disparate réduite à peau de chagrin est réunie sur le parvis, après avoir bravé les contrôles de sécurité drastiques établis tout autour de la place. Anne Hidalgo appelait il y a quelques heures à un « rassemblement silencieux ». Volontairement ou non, la plupart des badauds respectent ce commandement. Une ou deux pancartes, un A4 imprimé « Je suis Bruxelles » battu par les vents, pas grand chose de plus.
La nuit tombe, les portes latérales de la Mairie s’ouvrent sans bruit. S’en suit une longue procession : une centaine d’élus et de fonctionnaires parisiens se déverse devant le bâtiment, monte sur une estrade au ralenti. Une voix affaiblie demande au micro une minute de silence, respectée unanimement. Quelques soixante secondes plus tard, les prostrés municipaux repartent en sens inverse en traversant un parterre clairsemé. Et là, c’est trop. Une timide clameur de déception s’élève : les parisiens qui se sont déplacés (en tout petit nombre, certes) pour les victimes, mais aussi pour eux, auraient bien aimé un discours.
Un couple de jeunes soixantenaires, écharpe rouge et sac en toile, m’expose : « J’en ai connu des attentats. 2015, Toulouse, le RER C à Saint-Michel, même l’OAS quand j’étais petit. A chaque génération, les premières violences suscitent de l’émotion. Les suivantes n’installent que de la lassitude ». Leurs assertions résonnent en écho avec une rencontre survenue un peu plus tôt. Un skater en Vans retirent à peine les écouteurs de ses oreilles pour me répondre. « Oui, je sais bien qu’il s’est passé quelque chose ce matin, se justifie-t-il. Et puis je m’étais bougé pour les attentats de Novembre. Mais bon, là, je ne sais pas… il fait beau, le sol est bon, je viens juste rider tranquille. La vie continue ».
Un toulousain qui est venu directement de chez lui jusqu’au premier arrondissement de Paris sans quitter son sweat en laine, « parce que ça lui semble la moindre des choses », formule une hypothèse différente. « Il y a vraiment un esprit français particulier. On refuse un peu de suivre les consignes, de se laisser récupérer politiquement. » Peut-être que certains se sont braqués en entendant l’appel de Madame la maire. Est-ce pour ça que le rassemblement du 7 janvier 2015 a été plus important ? Il n’y avait pas eu d’appel, et la place de la République était remplie de milliers de personnes qui sortaient simplement du boulot.
Un raisonnement qui se tient, mais qui présente une grosse faille. Place de la République, le même jour à la même heure, une demi-douzaine de fidèles perlent les pourtours de la statue. Toujours un peu les mêmes. La petite mamie passe le balai et redresse les bouquets dans un mouvement circulaire qui semble ne jamais s’être arrêté depuis novembre. L’imposant ouvrier avec son uniforme jaune et bleu et sa casquette mickey marmonne toujours dans sa barbe. « Je suis spontanément venu ici, comme très souvent. Mais encore plus avec le truc des Belges là. Je ne me suis même pas posé la question, c’est ici que je devais être ». Au dessus de sa tête, un drapeau tricolore noir jaune et rouge. Mais autour de lui, pas d’attroupement, pas de rassemblement, pas de foule. De la même façon, la ville de Lille n’a pas cherché à organiser d’événement. Comptait-elle sur la spontanéité des nordistes ? Sur la grande place de la ville, quasi frontalière avec la Belgique, un total de cinq personnes sont réunies.
Reste la troisième et dernière hypothèse, celle de la mort kilométrique. Un concept bien connu des rédactions du monde de la presse : plus l’incident se déroule loin du lecteur, moins il sera intéressé. Il est tentant de faire un parallèle avec les mobilisations de soutien comme celle du soir des attentats bruxellois. Un succédané d’abbé Pierre hipster dément derrière ses petites lunettes rondes, perché sur une paire de Nike colorées : « Un meurtre reste un meurtre, qu’il soit belge ou français. Maintenant, il n’y a plus de noirs, d’arabes, de blancs, de juifs ou de musulmans. Nous sommes tous des êtres humains ».
Quelques rares initiatives sont amorcées par les endeuillés du parvis de l’Hôtel de ville. Une clairière entourée de photojournalistes laisse quelques motivés dessiner à la craie sur le béton nu. Une ronde se forme, des français et des étrangers se tiennent par la main sans qu’on ait rien eu à leur demander. Ils finissent pas se lâcher les membres, s’applaudissent sans trop savoir pourquoi. Ils semblent perdus, esseulés. Je rencontre un enseignant flamand, en voyage scolaire à Paris cette semaine.
Pas de bol ? « C’est pour le mieux, c’est le chaos à Bruxelles ». Il me répond tandis que ses élèves nous bombardent des flashes de leurs appareils photo. « Au final, la mobilisation ici est bonne. Ca donne vraiment espoir, ça montre qu’on n’est pas seuls. [Silence] C’est très touchant. Et puis vous savez, il y a à peu près autant de monde rassemblé ici qu’il n’y en avait à Bruxelles au lendemain des attentats de Paris ». Alors, malgré tout, mission accomplie pour les Franciliens, pas encore résignés définitivement face à la violence et au terrorisme.
Maxime Grimbert

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