Bondy Blog : Que représente pour vous l’état d’urgence dans le rapport de la France à son passé colonial ?
En 2005, à l’époque des émeutes qui suivirent la mort de deux jeunes à Clichy, tous les gens de ma génération ont eu un haut-le-cœur quand ils ont appris la mise en œuvre de la loi de 1955 sur l’état d’urgence, dans toute l’Ile-de-France et dans plusieurs départements. Il était consternant, en 2005, que le gouvernement réactive cette loi votée au début de la guerre d’Algérie (1954-1962). Ce texte permet d’interdire tout rassemblement sur la voie publique ; il donne toutes sortes de moyens d’intervention dans le but de rétablissement de l’ordre. Mais dans un contexte juridique qui ramène 50 ans en arrière. Il faut le lire, ce texte, pour se souvenir : « Le ministre de l’Intérieur dans tous les cas et, en Algérie, le gouverneur général peuvent prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription… »
Et aujourd’hui, comment percevez-vous le nouvel état d’urgence ?
Interpellations, perquisitions, détentions, mesures de police qui peuvent être nécessaires, mais qui deviennent problématiques lorsqu’elles échappent au contrôle du juge. Surtout lorsqu’il est prolongé, l’état d’urgence est périlleux. La ligue des Droits de l’homme a eu raison de le rappeler. Elle a de la mémoire…
Risque-t-on d’entrer dans un cycle sécuritaire long et à quel régime politique autoritariste s’expose-t-on ?
Oui, pour des raisons objectives, car la menace terroriste internationale ne va pas disparaître. Mais aussi des raisons subjectives et politiciennes : tentation du gouvernement de jouer sur l’inquiétude pour relégitimer un pouvoir en perte de vitesse et en situation d’échec. Paradoxalement, c’est un homme de droite, Jacques Toubon, nommé Défenseur des droits par Hollande, qui l’a bien diagnostiqué en parlant de « l’ère des suspects ».
Comment reprendre le pouvoir, pour la « jeune gauche » que vous décrivez et pour les mouvements citoyens ?
Les jeunes d’aujourd’hui qui expriment – comme toujours – une vision plus optimiste et généreuse de l’avenir se souviendront demain de la démobilisation et des désillusions provoquées par les dirigeants se réclamant de la gauche pour faire une politique de droite.
Pensez-vous que cette génération puisse aujourd’hui se rassembler autour d’une mémoire commune, au-delà des incompréhensions ? L’histoire peut théoriquement donner des repères communs à tous les habitants d’un même pays, mais aujourd’hui le passé colonial n’a pas la même signification pour tout le monde en France.
Je suis évidemment l’un des derniers représentants d’une génération ayant connu la période coloniale, achevée en 1962. Un jeune, et même un quinquagénaire, ça ne lui évoque pas plus de choses que si vous lui parlez de Fouché ou de Cavaignac. En revanche, c’est bien présent dans la mémoire collective des victimes du colonialisme et de leurs descendants, comme dans la mémoire des militants anticolonialistes alors que ça ne l’est pas, car cela a été évacué, dans la mémoire des Français d’aujourd’hui.
Pour les gens de votre génération, l’état d’urgence n’a pas cette résonance. Mais nous, nous avons combattu cette loi de 55, sa mise en œuvre et ses conséquences. Au moment de la guerre d’Algérie, elle voulait être un élément de lutte contre la décolonisation. Qui pourtant était en marche, et même achevée dans les colonies britanniques, belges, néerlandaises. Tous les pays colonisateurs avaient abandonné leurs objectifs de colonisation et seule la France prétendait garder l’Algérie française. S’il n’y avait pas eu la loi Defferre de 1956, qui a définitivement amorcé la décolonisation pacifique de l’Afrique noire, aboutie en 1959, on ne sait pas quelles guerres coloniales auraient encore pu survenir.
Comment ce passé se répercute-t-il sur notre époque, dans le traitement politique des populations d’origine post-coloniale ?
Nous vivons aujourd’hui des crises qui s’accompagnent de certaines images de guerre, et même de guerre coloniale. Quand vous voyez qu’on emploie des soldats à monter la garde dans les gares, qu’on envisage de donner des habilitations à des unités militaires pour ouvrir le feu dans des opérations de police, qu’il y a des études menées pour voir dans quelle mesure des opérations de maintien de l’ordre en milieu urbain pourraient s’inspirer des opérations de maintien de la paix en milieu étranger, il y a de quoi s’inquiéter.
Surtout si les réflexions sur les origines sociales du terrorisme sont refoulées, presque interdites par des déclarations ahurissantes proclamant : « Expliquer, c’est déjà vouloir excuser ».
Parce que la confusion entre les problèmes sociaux et la définition d’un « ennemi intérieur » n’est pas une nouveauté en France. Elle existait il y a soixante ans. C’est-à-dire que les colonisés, arabes, et kabyles appelés par des noms racistes, insultants et méprisants, les « Bougnoules », les « Bicots »… étaient traités comme une race inférieure. On en tuait lorsqu’ils étaient récalcitrants. On en a jeté des dizaines à la Seine. C’était des « ennemis intérieurs ».
Finalement l’Algérie a obtenu son indépendance. Mais aujourd’hui, la France n’est pas loin d’avoir une angoisse post-coloniale comparable aux angoisses décolonisatrices qu’elle a connues. Elle n’arrive pas à regarder en face cette terrible réalité. Il y a des « djihadistes » qui ont été élevés dans nos écoles, puis dans nos prisons. Or une partie de l’opinion française n’aime pas regarder son passé colonial. Soit parce qu’elle le connaît un peu et qu’elle en a honte, soit parce qu’elle ne le connaît pas et n’a pas envie de le connaître, parce qu’elle n’en ressent aucune responsabilité.
Et, au fond, on peut dire que c’est d’une certaine façon normal qu’un Français de 50 ans ou a fortiori plus jeune ne se sente aucune responsabilité dans le passé colonial de la France, dans les crimes qui ont été commis à cette époque dans différentes régions du monde. Mais d’un autre côté, c’est une illusion parce que l’histoire d’un pays, l’histoire d’un peuple, est globale. Elle est l’histoire des générations d’avant. Et quand l’histoire pèse tellement sur le présent, il vaut mieux la connaître pour juger ce qui se passe. Or, dans des zones urbaines socialement défavorisées, on rencontre non pas exclusivement mais principalement des populations originaires de nos anciennes colonies. C’est-à-dire d’Afrique, d’Afrique au Sud du Sahara et du Maghreb. Et c’est dans ces populations d’origine post-coloniale (selon le terme consacré par plusieurs sociologues) que l’on trouve des victimes de toute nature : des victimes du colonialisme de jadis, des victimes de la ségrégation d’aujourd’hui.
Comment faire prendre conscience de cette réalité sociale et historique, malgré le déni, la défiance et le ressentiment ?
Moi, je considère que ce passé (un passé qui ne passe pas) fait partie de mon héritage, bien que j’aie été un militant anti-colonialiste dès l’âge de quinze ans. Pour les mêmes raisons, d’ailleurs, que beaucoup de gens de ma génération : juste après la guerre, il y a eu les massacres de Madagascar. J’avais treize ans, on voyait les tas de cadavres à Madagascar dans les journaux, dans la rue, à la sortie du métro, on ne disait pas, alors, « attention, ces images peuvent choquer », c’était banalisé par la grande presse.
On apprenait qu’il y avait eu là-bas 40 000 morts. Parce que Madagascar voulait l’indépendance. Comme la France occupée par l’Allemagne trois ans auparavant. Donc la motivation anti-colonialiste des gens de ma génération, nous n’avons pas un grand mérite. Nous n’étions pas plus moraux ni plus intelligents que d’autres. Nous étions simplement des enfants qui avaient vécu la guerre, l’Occupation, la Libération, la restauration de la démocratie et qui ne supportaient pas que leur propre pays devienne le nazi des Malgaches ou l’occupant des Algériens.
Évidemment, aujourd’hui, dans la génération des jeunes ou même des jeunes adultes, ce passé-là est à la fois peu connu, redouté et un peu repoussé. À tel point qu’il y a des gens qui jouent là-dessus en disant : pour une partie de la gauche, c’est la « haine de soi ». « Cette gauche n’aime pas la France ». « Elle la met en accusation ».
Moi, je ne me ressens pas une position d’accusateur. Je l’ai eue quand j’étais jeune, dans des mouvements étudiants anti-colonialistes, j’étais accusateur, oui, de ceux qui étaient auteurs de crimes. À présent, je me sens héritier de cela, mais pas responsable, ni coupable. Je pense qu’une partie des Français n’arrive pas à bien sentir que, sans être coupables, nous sommes héritiers de cette histoire. Comme les Britanniques sont héritiers de ce qui s’est passé au Pakistan, en Inde, quand ils ont provoqué la division de l’Inde dans des conditions épouvantables, quand il y a eu des millions de déplacés, des millions de morts en raison des conflits entre les musulmans et les autres. Comme les États-Unis sont héritiers du génocide des Indiens et héritiers de la discrimination des descendants d’esclaves : les Noirs, qui surpeuplent les prisons aux USA. Comme la France qui avait reçu en 1919 le mandat de décoloniser la Syrie et qui a fait exactement le contraire…
Chercher à connaître notre passé, est-ce un atout, ou un possible désavantage pour mieux gérer nos problèmes sécuritaires, sociaux, judiciaires ?
En France, notre héritage colonial est patent dans le traitement des populations les plus pauvres par les autorités. Notamment dans la gestion politique de la délinquance, comme je peux l’observer comme avocat des mineurs. Toute une partie de la droite fait campagne sur le thème suivant : « la gauche, c’est la philosophie de l’excuse, la théorie de l’excuse », à propos de la délinquance. Comme si en on était tous à excuser les enfants qui commettent des délits. Et comme si depuis un siècle, tous les philosophes, les juristes, les sociologues, ceux qui étudient la psychologie des adolescents étaient des crétins.
Bien sûr qu’on peut chercher des excuses à tous les petits voyous. Ceux d’origine bourgeoise (il y en a), ceux d’origine populaire française, ou d’origine populaire maghrébine… L’excuse va naître — ou non — du sentiment qu’on a que tel garçon, grâce à la Justice, grâce au juge (souvent une femme), grâce à des éducateurs, prend conscience du fait qu’il a commis une infraction et que lui-même veut s’arrêter et changer. On excuse plus facilement celui qui se corrige. Mais le problème de l’excuse, il vient après.
Le problème de l’origine de la délinquance, c’est avant. Qu’est-ce qui se passe avant, pourquoi est-ce qu’elle naît majoritairement dans les milieux défavorisés ? Est-ce vrai ou non ? Oui, c’est vrai.
Est-ce que ça prouve qu’il y a une prédestination dans les milieux pauvres, pour qu’ils soient méchants et voleurs ? Bien sûr que non.
À certaines époques, il existait des philosophies sociales entièrement axées sur cette idée-là. Une « prédestination ». C’était du racisme social. La délinquance, la criminalité, c’était dans le sang. Avec les théories du « criminel né » : on observait des gens, selon leur crâne, leurs pommettes… et on avait le portrait du criminel.
Effectivement, c’était une excuse pour la classe dirigeante. L’élimination des criminels était une politique extrêmement commode. Cela évitait une réflexion sur la misère. Pas besoin de chercher : il y a des « criminels nés », alors il faut les enfermer, ou les tuer. On coupait des têtes, ou encore, on éloignait, on déportait, on transportait les criminels. Comme par hasard, où les déportait-on ? Dans les colonies. On comprend là encore pourquoi la France a beaucoup de mal à regarder collectivement cet héritage.
Finalement, est-ce que le déni que vous décrivez, dont les populations d’origine post-coloniale sont tributaires, ne s’explique pas aussi par un mépris envers les pauvres en général qui, lui, ne date pas d’hier ?
La situation que j’observe encore aujourd’hui fréquemment dans la société française vérifie que c’est la misère matérielle, la misère morale et affective, la misère intellectuelle, l’absence d’insertion sociale vraie qui est à l’origine directe d’une partie de la délinquance juvénile. D’abord cette délinquance de « transgression », de mineurs qui commettent des délits par défi. Puis la délinquance « d’acquisition » de mineurs qui volent des choses parce qu’ils en ont besoin ou parce qu’ils espèrent le vendre. Du vol à l’agression, il n’y a qu’un pas…
Or, oui, la délinquance est un phénomène aussi vieux que la pauvreté. Qui se vérifiait dans les banlieues parisiennes dans la zone des « fortifications » il y a un siècle. Alors qu’à l’époque, les immigrés de l’intérieur, c’étaient des petits Bretons, des petits Auvergnats, des petits Savoyards, des petits pauvres, quoi. Et c’est un phénomène d’une grande ancienneté puisque les migrations intérieures d’origine coloniale ont à peine commencé avant la Seconde guerre mondiale, mais se sont intensifiées après.
Elles sont d’ailleurs à l’origine directe de ce qu’on a appelé le « miracle économique » ou les « Trente Glorieuses ». C’était une main-d’œuvre bon marché (des travailleurs isolés, des hommes jeunes et sans coûts liés à la famille), relativement francophone, docile, encore coloniale jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Qui a vécu dans des conditions épouvantables, les « bidonvilles », puis dans des logements construits à la hâte… Docile, jusqu’à ce qu’elle se révolte.
Ne pas se souvenir de ce cruel passé colonialiste et raciste, c’est s’interdire de préparer un avenir de liberté et d’égalité. Je n’oublie pas la Fraternité : mais beaucoup ignorent que ce troisième mot « Fraternité » n’a été ajouté que très tardivement à la devise révolutionnaire : en février 1848. Pourquoi donc ? Peu connue, l’explication est pourtant simple : la Déclaration des droits de l’homme n’avait pas aboli l’esclavage. Elle l’avait maintenu, cette Déclaration.
Il faut enseigner ce point d’histoire à nos enfants…
Propos recueillis par Louis Gohin

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