Audiences annulées, mineurs renvoyés chez eux, délais d’attente interminables… La justice des mineurs tire la langue au tribunal de Bobigny. En cause, la charge de travail qui pèse sur les greffières* et le manque d’effectif dans ce corps de métier indispensable au fonctionnement de la justice.

« Dès lors qu’un rouage ne va pas, tout est à l’arrêt », résume Meriem Ghenim, avocate spécialisée en droit du travail. Membre du SAF, le syndicat des avocats de France, elle pointe la « situation intenable » du tribunal pour enfants (TPE) de Bobigny, depuis le 21 octobre.

Lire aussi. Nouveau code pénal de la justice des mineurs : une réforme en trompe l’oeil

Un certain nombre d’audiences étaient déjà reportées depuis le début de l’année 2022. Mais le 21 octobre, les greffières du pôle en charge des audiences collégiales sont passées de deux (sur quatre normalement présentes) à une. Les audiences collégiales sont celles où sont jugés les délits commis par les mineurs. À ce jour, il reste un poste de greffière vacant dans cette section.

Les syndicats se sont à nouveau réunis, mardi 22 novembre, pour dénoncer « une situation intenable » et une « maltraitance institutionnelle des acteurs de la justice mais surtout des justiciables ».

Réunion publique des syndicats (SM, USM, SAF, UNSA, CGT), le 22 novembre au tribunal de Bobigny. ©Marie Koyouo

Des audiences pour mineurs retardées de 8 mois

Ces dernières semaines, le manque de greffières a entraîné l’annulation de nombreuses audiences. « J’ai dû renvoyer des audiences d’octobre au mois de mai », témoigne Myrtis Vinas-Roudières, juge des enfants à Bobigny et membre du Syndicat de la magistrature (SM).

« Il faut comprendre que les parents, les parties civiles et les prévenus déposent des jours pour ces audiences qui sont stressantes », appuie-t-elle. En outre, certains mineurs peuvent faire l’objet de mesures de sûreté dans l’attente d’une audience. « Ce sont de vraies contraintes, des privations de liberté, comme l’interdiction de paraître sur une commune ou le couvre-feu », précise la juge pour enfant. 

Les justiciables sont institutionnellement maltraités

Meriem Ghenim considère que les justiciables sont « institutionnellement maltraités ». Par exemple, des mineurs se déplacent « pour qu’on leur dise que l’audience n’aura pas lieu ». Le report de ces audiences concerne un public « particulièrement fragile », rappelle-t-elle.

L’interruption d’une partie des audiences entre les mois d’octobre et novembre témoigne d’un système à bout de souffle. « Depuis le début de l’année, un certain nombre de postes de greffières sont vacants », selon Meriem Ghenim du SAF. Les cas de « mutations », de départs de la fonction publique, « d’arrêts maladie ou de congés maternité », n’ont pas été anticipés.

« Au plus fort de la crise, il y a eu 6 à 8 postes vacants »

Ces arrêts sont souvent dus à l’écrasante charge de travail qui pèse sur les greffières. « Au plus fort de la crise, il y a eu 6 à 8 postes vacants. Une période épuisante qui a laissé des traces chez les greffières, épuisées », rapporte Myrtis Vinas-Roudières. Le 14 octobre, 4 greffières sorties d’école sont arrivées en renfort au TPE, mais il reste à les former. Des arrivées qui répondent à une « demande en urgence » émise par le tribunal de Bobigny.

Peu reconnues professionnellement, les greffières demeurent pourtant indispensables au fonctionnement de la justice. Les tâches qui leur incombent sont essentielles : assurer le bon déroulement de la procédure, l’authenticité des actes, retranscrire les procès, assister les juges, etc.

Une justice qui « fonctionne en toute illégalité »

Depuis « plusieurs années », le tribunal de Bobigny réclame des moyens pour faire face à ce que Meriem Ghenim qualifie de « sous-calibrage ». Si l’on s’en tient aux chiffres de la CEPEJ, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, qui a publié, le 5 octobre, son rapport sur la justice en Europe, la France est « toujours très mauvaise ».

« Si le tribunal devait compter le même nombre de greffiers et greffières par habitant que dans la moyenne des pays du Conseil de l’Europe, il ne devrait pas en compter 565, mais 1 240 », indique Albertine Munoz. Il faudrait donc multiplier par plus de deux le nombre de greffières du tribunal pour atteindre la moyenne européenne.

Je me retrouve à prendre des notes et à animer les débats en même temps 

« Même lorsque les greffières sont toutes là, elles ne peuvent pas venir aux audiences d’assistance éducative alors que c’est une disposition légale ! », pointe Myrtis Vinas-Roudières. Lors de ces audiences, la juge des enfants explique être en difficulté. « En termes d’attention, pour les justiciables, c’est compliqué. Je me retrouve à prendre des notes et à animer les débats en même temps », explique-t-elle.

Pourtant, depuis plusieurs années et pas seulement à Bobigny, ajoute Albertine Munoz du SM, la justice « fonctionne en toute illégalité et c’est acté par tout le monde ». Le nombre de greffières est trop faible pour que les juges puissent être accompagnés (à l’exception des « dossiers difficiles », précise Ludovic Friat).

La justice des mineurs frôle « le point de non-retour »

« En Seine-Saint-Denis, on est plus maltraités qu’ailleurs », affirme Meriem Ghenim qui précise que les mesures exceptionnelles annoncées par Éric Dupond-Moretti sont « totalement insuffisantes ». Le garde des Sceaux a, en effet, annoncé en mai 2021 la création de 1 000 contractuels appelés en renfort. Mais pour le moment, le fonctionnement du tribunal repose sur la « bonne volonté » et la « solidarité ».

On est dans une institution, où on demande à des gens, qui font déjà du 150 à 200 % de leur travail, d’absorber les absences

« On est dans une institution, où on demande à des gens, qui font déjà du 150 à 200 % de leur travail, d’absorber les absences », poursuit Albertine Munoz. Les greffières sont « extrêmement mal payées » et « on leur demande de faire des heures sup non-rémunérées », s’insurge la déléguée locale. Selon le ministère, une greffière perçoit entre 1 770 euros à 2 762 euros net/mois.

« Nous sommes presqu’à un point de non-retour », s’inquiète Albertine Munoz. « Ma vision est assez pessimiste », admet-elle. « Les justiciables sont des usagers à qui on doit une justice un peu digne », insiste-t-elle. Aujourd’hui, c’est davantage de moyens, et sur le long terme, que réclament les personnels du TPE de Bobigny.

Marie Koyouo et Héléna Berkaoui 

*Nous choisissons de mettre la profession de greffier au féminim car elle est majoritairement composée de femmes (88 %). Par ailleurs, les greffes du TPE de Bobigny sont toutes des femmes.

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