Les trottoirs de la route de la Pyramide sont presque déserts à la tombée du jour, mercredi 31 juillet. Il y a encore quelques semaines, les camionnettes de femmes nigérianes victimes de réseaux de traites d’êtres humains, en situation de prostitution forcée, étaient garées en rang d’oignon tout le long, chaque soir. Les clients défilaient en nombre toute la soirée, échangeaient quelques mots avec les femmes avant de s’enfoncer dans l’obscurité du bois de Vincennes avec elles.
Depuis des mois, plusieurs associations qui interviennent auprès des travailleuses du sexe dénoncent un « nettoyage social » opéré par les autorités, afin de vider les rues de ces femmes considérées comme indésirables avant les Jeux olympiques (JO) et paralympiques (JOP). Visiblement, l’opération est réussie.
Quelques jours plus tôt, le samedi 27, avaient lieu les épreuves de contre-la-montre du cyclisme sur route des JO. Le parcours traversait le bois de Vincennes et empruntait son artère centrale, la route de la Pyramide. Pour l’occasion, les axes étaient encadrés de rangées de barrières discontinues. Un arrêté préfectoral interdisait le stationnement du 20 au 30 juillet sur la voie concernée. L’arrêté vient de prendre fin, mais les camionnettes ne sont pas encore réapparues.
Comme elles n’ont presque pas de clients, on a de plus en plus de femmes qui viennent à nos distributions alimentaires
Les quelques femmes venues à pied mercredi soir expliquent n’avoir presque pas travaillé ces derniers jours. La forte présence policière due aux JO décourage aussi les clients. « Ils ne viennent pas, ils ont peur », lâche une jeune femme qui attend immobile à l’abri des arbres.
Les passants sont rares. Deux associatives en train d’effectuer une maraude s’adressent aux quelques femmes qu’elles croisent. « Comme elles n’ont presque pas de clients, on a de plus en plus de femmes qui viennent à nos distributions alimentaires », désespèrent-elles, expliquant que la situation pousse ces femmes encore davantage dans la précarité. Un état de fait qui n’est pas arrivé du jour au lendemain. Depuis plus d’un an, les politiques publiques à leur égard ont sensiblement changé.
Début juin, déjà un « harcèlement policier »
Deux mois plus tôt, mercredi 5 juin : le large trottoir, traversé de deux rangées d’arbres parallèles, qui sépare la route de la Pyramide de la forêt, se vide soudainement. Le bruit du roulement des portes latérales des camionnettes, ponctué d’un claquement sec, précède un calme religieux. Ensuite l’attente. Les femmes dans les camions communiquent entre elles sur WhatsApp : « Vous les voyez ? », « Ils sont là ! »… Plus tard : « Ils sont partis ? » Ce ballet, presque ritualisé, a lieu tous les soirs ces derniers jours dans le bois de Vincennes.
À 21 h 50 précisément, les femmes nigérianes rentrent à couvert dans leurs camions. La police arrive toujours quelques minutes plus tard. Certaines préfèrent alors quitter les lieux, et revenir après minuit. « Il y a des policiers, ils ont l’âge de mon fils, ils me courent après dans les bois. Moi, j’ai plus l’âge de faire ça !, expliquait quelques minutes plus tôt une femme un peu plus âgée que ses amies avant de tourner les talons. Ça fait trois soirs de suite qu’ils viennent. On ne peut pas travailler comme ça », déplore-t-elle.
Pour Aurélia Huot, directrice adjointe du pôle accès au droit et à la justice de l’ordre des avocats du barreau de Paris, qui effectue des maraudes bimensuelles au bois de Vincennes depuis trois ans avec le bus du barreau de Paris solidarité, le mois de juin 2023 a marqué un tournant dans les pratiques policières. Avec, à la clé, une augmentation très nette des contrôles des situations administratives, qui débouchent régulièrement sur des délivrances d’obligations de quitter le territoire français (OQTF).
Les femmes nigérianes du bois de Vincennes sont particulièrement exposées. Victimes de réseaux de traites, souvent en situation irrégulière, elles cumulent tous les critères de précarité et le sont d’autant plus depuis la promulgation de la loi immigration en janvier 2024.
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Ce soir-là, devant l’accumulation des témoignages, Aurélia Huot est venue constater l’ampleur de la répression policière, accompagnée d’élèves avocats, dans une opération de type « copwatching ».
Le long de la route de la Pyramide, Vicky, une jeune femme postée devant son véhicule encore ouvert, accepte de témoigner. Elle décrit l’angoisse et les longues minutes d’attente une fois recluse dans sa camionnette, lorsque la police est toute proche. « Quand ils pensent qu’on est dedans, ils secouent la camionnette violemment, pour nous forcer à répondre. Et là, ils peuvent devenir très violents et agressifs. Quand on n’a pas le temps de remonter dedans, on court dans les bois. C’est pour ça qu’on doit mettre des habits sombres, pour qu’ils nous retrouvent moins facilement avec leurs lumières. Parfois, ils nous courent après dans les bois et nous bloquent de l’autre côté. Ça arrive qu’ils viennent même avec des chiens, là, c’est impossible de courir », lâche Vicky d’un trait.
La police vient quasiment tous les soirs pour les contrôler. Les contrôles se font très souvent de manière violente
Cependant, Aurélia Huot explique que depuis des semaines, elle entend ce genre de témoignage à chaque maraude. « La police vient quasiment tous les soirs pour les contrôler. Les contrôles se font très souvent de manière violente. On a le témoignage d’une fille qui nous a expliqué qu’un policier avait forcé la camionnette, avait tiré la fille sans lui laisser le temps de se rhabiller et l’avait emmenée au commissariat ou en rétention », explique-t-elle, précisant que les femmes avaient presque « toutes fait l’objet d’insultes de la part des policiers ».
Interrogée à ce sujet en juin, la préfecture de police de Paris confirmait que « depuis juin 2023, des opérations de voie publique et de contrôles ont été diligentées dans le secteur du bois de Vincennes, pour répondre aux demandes de riverains et d’élus », ajoutant que l’objectif final est « d’aboutir au démantèlement des réseaux de proxénétisme ». Interpellée de nouveau début août sur des témoignages de violences policières commises contre les femmes du bois de Vincennes, la préfecture de police de Paris ne nous a pas répondu.
Distribution d’OQTF à tour de bras pour vider les rues
Régulièrement ces derniers mois, le gouvernement a réaffirmé ses ambitions de lutte contre le proxénétisme et les réseaux de traite. Le 11 décembre 2023, il annonçait lancer un plan pour « lutter contre la prostitution et la mendicité forcée ». Plus récemment, en mai 2024, Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, publiait sa « stratégie de lutte contre le système prostitutionnel et l’exploitation sexuelle ».
Ces filles sont considérées comme étrangères avant d’être considérées comme victimes
Le plan promet à la fois d’accélérer la délivrance d’OQTF pour les proxénètes et, à l’inverse, d’améliorer « les délais de délivrance des autorisations de séjour dans le cadre des parcours de sortie de prostitution ». Pourtant, d’après les associations qui interviennent auprès des travailleuses et travailleurs du sexe, les délivrances d’OQTF et les placements en centre de rétention administratif sont légion, notamment pour des femmes victimes de traite. Sur ce sujet, la préfecture de police ne nous a pas répondu.
« En fait, ces filles sont considérées comme étrangères avant d’être considérées comme victimes, déplore Aurélia Huot. Alors qu’elles devraient être protégées par la loi, elles sont criminalisées. »
Un nettoyage social partout en France
Pour Elisa Koubi, coordinatrice du Syndicat du travail sexuel en France (Strass), la répression qui s’est abattue sur les femmes nigérianes du bois de Vincennes est loin d’être isolée. Au bois de Boulogne, à Belleville pour les travailleuses et travailleurs du sexe des diasporas d’Asie de l’Est, à Strasbourg-Saint-Denis, partout, les mêmes mécanismes d’éviction de l’espace public sont à l’œuvre.
Mais surtout, pour la représentante du Strass, c’est la face émergée de l’iceberg. « On a tendance à plus parler de celles et ceux qui travaillent en rue, parce que plus visibles. Mais aujourd’hui, la majorité travaillent en ligne », décrit-elle. La prise de contact via des sites internet et les réseaux sociaux n’est pas nouvelle, mais elle est de plus en plus répandue. Autre modalité de travail, autres modalités de répression, mais même volonté de faire place nette. « C’est de plus en plus compliqué de travailler à Paris, les prix sont exorbitants, ça devient impossible de se loger », déplore Elisa Koubi qui affirme qu’un nombre croissant de travailleuses et travailleurs sont obligés de fuir la capitale.
Et le plan de lutte d’Aurore Bergé, sous couvert de lutte contre le proxénétisme, pénalise aussi toujours davantage les travailleuses indépendantes. L’un des grands axes est justement la lutte contre « l’exploitation sexuelle logée ». Par la signature de conventions avec les grandes plateformes telles qu’Airbnb (signée le 3 mai) et des groupes hôteliers, le gouvernement entend détecter et enrayer la location d’hébergements à des fins de prostitution. Néanmoins, le cabinet de la ministre déléguée n’a pas pu nous apporter de données chiffrées à ce sujet.
On est sur un lâcher-prise total sur la dénonciation et la chasse à la prostitution
« On est sur un lâcher-prise total sur la dénonciation et la chasse à la prostitution », vilipende Elisa Koubi. Elle dénonce l’effet pervers de telles mesures. Les services d’Airbnb, lors de réservation de logements sur leur plateforme, doivent ainsi repérer des profils suspects. « Sauf que, du coup, dès que tu es une femme seule qui veut louer, tu deviens une potentielle suspecte. À l’inverse, les hommes proxénètes qui veulent louer un logement ne le seront pas forcément », lâche la responsable du Strass, qui explique que de plus en plus de comptes Airbnb de travailleuses se retrouvent bloqués.
Pour elle, les JOP, ont servi de prétexte pour étendre la répression, sans que la crainte de voir la prostitution augmenter pendant l’événement ne soit fondée. « C’est un nettoyage social et un nettoyage racial des rues de Paris, martèle-t-elle. Il y a ce fantasme autour de l’augmentation de la prostitution pendant les grands événements sportifs, mais de toute évidence, ce n’est pas le meilleur moment pour travailler. »
Pour les femmes nigérianes de Vincennes, reste maintenant à savoir si ces politiques vont perdurer après les JOP. Mais, à l’intersection des luttes du gouvernement contre l’immigration et contre la prostitution, il y a fort à parier que leur situation ne s’améliore pas après le mois de septembre.
Névil Gagnepain