Depuis toute petite, j’ai été baignée de récits sur la guerre d’Algérie. Chaque fois que je me retrouve avec ma grand-mère devant la télévision et qu’un documentaire ou même le mot « guerre » retentit, cela lui remémore de mauvais souvenirs. Les horreurs qu’elle a vues ou subies m’ont fait vivre cette guerre à travers ses histoires, sa mémoire. Des images qu’elle n’oubliera jamais.

« A l’époque j’avais 15 ans, c’était en 1955. De Biskra à Sidi Okba (à 500 km environ au sud-est d’Alger, ndlr), il y avait 18 kilomètres. Pendant 40 jours, on nous a interdit de fermer la porte de chez nous. Toutes les maisons qui se trouvaient dans cette zone devaient restées ouvertes. L’armée française entrait chez nous en pleine nuit, nous réveillait en sursaut, tirait nos couvertures, nous giflait, pour qu’on leur dise où se cachaient les membres du FLN. On n’avait pas le droit de protester sinon on se prenait des coups.

» Et ils n’y allaient pas de main morte. Pour nous rabaisser, ils allaient dans la cuisine, prenait l’huile, les tomates, la semoule, le riz, les pâtes, le lait, et pleins d’autres choses. Ils faisaient un tas au sol avec tous ces aliments et ils marchaient dessus. On pleurait, car privés de nourriture, sans emploi, obligés de suivre les ordres des Français, nous n’allions pas manger pendant des jours…

» Ils essayaient par tous les moyens de nous montrer qu’ils étaient plus forts que nous. Les jeunes à l’école, dés qu’ils obtenaient leur certificat d’étude, à 14 ans, étaient arrêtés dans leurs études. En été, quand il faisait très chaud, la nuit les familles aimaient bien dormir sur le stah (terrasse de la maison, ndlr). A 6 heures du matin, les parachutistes nous faisaient sortir de force de nos maisons et jusqu’à 21 heures, nous n’avions pas le droit d’y entrer. On nous laissait sans boire ni manger. Comme des animaux, on nous prenait nos terres et les harkis dénonçaient leurs frères de pays. »

A chaque fois qu’elle parle de cela, des larmes inondent ses yeux. Ses lèvres se pincent et je sens de la haine l’envahir. Des choses horribles se sont déroulées sous ses yeux. Elle me raconte : « Ma fille, j’ai vu deux soldats français qui regardaient une femme enceinte de 7 mois, ils se demandaient, c’est une fille ou un garçon ? Ils pariaient dessus et d’un coup sec, sans hésitation, lui ouvraient le ventre, en disant « Ah tu vois c’est moi qui avais raison ».

» Ils menaçaient de mort des pères, des frères, s’ils ne couchaient pas avec leur fille, leur sœur, sous leurs yeux de pervers. S’ils refusaient, ils les fusillaient et violaient la fille ensuite. Ils attrapaient des hommes au hasard, les soupçonnant de faire partie du FLN et les électrocutaient en riant. Jusqu’à la mort. Un jour, chez nos voisins, nous avons vu l’armée française entrer d’un coup, fusil en main. C’était une mère veuve qui avait trois fils. Un harki avait dit à l’armée que ses fils étaient membres du FLN. Un par un, ils ont été tués devant leur mère. Le chagrin et les nerfs l’ont tellement fait pleurer qu’elle est devenue aveugle. »

Des horreurs, elle en a vu. Peut-être que dans un an, j’en saurai plus à force de tomber sur des histoires de la guerre d’Algérie à la télévision ou à la radio. En 1956, un soldat d’origine allemande qui était intégré au contingent français a voulu prendre la demi-sœur de ma grand-mère. Son père est allé voir le maire de la ville de Sidi Okba et a négocié la liberté de sa fille contre ses services. Du coup il est allé en France pour travailler sur des chantiers et quelques mois après, il fit venir le reste de sa famille recomposée.

Depuis, ils sont tous en France, retournent au pays minimum une fois par trimestre pour voir le reste de la famille et demeure en contact avec les anciens amis. Mais la mémoire pleine, ma grand-mère n’oubliera jamais les atrocités dont elle a été témoin quand elle avait 15 ans. Tout ce qu’elle veut, c’est que la France reconnaisse enfin les massacres qu’elle a commis et qu’elle donne ce qu’elle doit à tous ces tirailleurs algériens qui on combattu aux côtés de la France durant les guerres du 20e siècle.

Inès El Laboudy

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