Ensemble, faisons résonner la voix des quartiers populaires.

Soutenez le média libre qui raconte des histoires qu'on n'entend pas ailleurs.

Je fais un don

Lila prie régulièrement à la mosquée de Levallois pendant le Ramadan. La jeune femme de 25 ans a constaté que la salle de prière des femmes était vide à l’heure du Ftour. « Cela m’a vraiment interpellée », confie-t-elle. Celles qui parviennent à trouver du temps pour prier à la mosquée sont souvent les jeunes filles « sans responsabilités », célibataires ou non, mais sans enfants. Pendant ce temps-là, la salle des hommes est pleine à craquer.

Un contraste marquant quant à la répartition des rôles durant le mois sacré, où les responsabilités familiales et domestiques pèsent davantage sur les femmes. Car oui, le ramadan pour les femmes musulmanes, c’est aussi une affaire de cuisine. Lors ce mois sacré, les recettes “spéciales Ramadan” pullulent sur les réseaux sociaux.

D’un post à l’autre, on découvre des tables abondantes, dressées à la perfection, les traditionnels tiramisus, bricks et autres mignardises. Derrière ces contenus se cachent une préparation méticuleuse et une charge qui résonne chez bien des femmes musulmanes : la préparation du ftour.

Sur Instagram, on retrouve des mèmes humoristiques sur le sujet, criants de vérité. Les femmes de la maison qui s’attèlent en cuisine et coordonnent l’organisation du repas pour le délivrer à l’heure pendant que les pères, les frères, les oncles enchaînent leur énième sieste de la journée. En prime, la vaisselle qui attend d’être soigneusement lavée et rangée.

Le ramadan comme révélateur des inégalités de genre

« On était en cuisine dès 16 heures. » Chaque jour, Caméla et les femmes de sa famille passaient quatre à cinq heures en cuisine pour préparer les plats traditionnels marocains, nécessitant du temps et de la pratique. Entre les courses, les repas, la vaisselle et le rangement, un rythme effréné s’installe rapidement et la charge mentale s’accroît petit à petit.

Caméla a vécu son enfance et son adolescence à Perpignan avant de déménager seule à Paris. Issue d’une famille marocaine du côté de sa mère, elle se souvient des mois de Ramadan avec sa famille élargie. Tantes, oncles, cousins, grands-parents s’invitent à la maison. L’excitation et l’appréhension convergent.

Dès le début, j’ai senti que notre expérience divergeait de celles des hommes

Chez elle, le ramadan se prépare en amont et implique une réorganisation complète. Caméla et les femmes de sa famille gèrent quasiment tout. « Dès le début, j’ai senti que notre expérience divergeait de celles des hommes, eux ont hâte que le ramadan arrive, moi aussi, j’ai hâte, mais je sais que je vais devoir me lever tôt et me coucher tard », explique-t-elle.

Un temps restreint pour se concentrer sur sa foi

La jeune femme de 25 ans a longtemps observé les disparités entre les femmes et les hommes de sa famille pendant le mois de Ramadan, notamment dans la pratique religieuse. Pas moyen de dégager du temps pour approfondir sa connaissance de la religion ou lire le Coran. Elles restent trop occupées par les préparations du Ftour et du Suhoor.

« Ma mère et mes tantes n’avaient pas le temps de m’expliquer davantage de choses sur la religion, là où mes oncles étaient en mesure d’instruire mon frère et mes cousins », se rappelle-t-elle. Lorsque Caméla et les femmes de sa famille parviennent à s’octroyer du temps pour pratiquer, leur esprit est ailleurs constamment occupé par la cuisine.

Peu à peu, la frustration s’amplifie. Celle de ne pas passer le mois sacré tant attendu et espéré, dans l’ombre d’une charge mentale de plus en plus pesante. « Le mois de Ramadan est censé être un mois d’apaisement et de partage. Quand tu ne le ressens pas de cette manière, tu te sens coupable et tu ne comprends pas pourquoi alors que ce n’est que le résultat de toute cette charge mentale », estime Caméla.

Avec tout ce stress accumulé, les tensions deviennent inévitables. « Le nombre d’altercations qu’il y a eues entre ma mère, mes tantes et moi à ces périodes-là… Tout ça découle du fait qu’on a une pression supplémentaire que les hommes n’ont pas. Eux vivent leur ramadan dans une sérénité totale », déplore-t-elle.

Alors que les hommes se rendent ensemble à la mosquée pour la prière du Tarawih, Caméla et les femmes de sa famille sont contraintes de rester à la maison, rattrapées une fois encore par les corvées. « J’ai l’image de ma mère qui est là, presque à ras du sol, en train de balayer. Ils sont à la mosquée, j’aurais bien aimé qu’on y soit, elle et moi, mais non », regrette Camélia.

Parfois, je me demandais si leur foi ne passait pas un peu avant la nôtre

« Quand j’étais plus jeune, il n’y a pas un monde où les femmes allaient à la mosquée après manger », enchaîne-t-elle. Les pratiques religieuses des femmes se retrouvent ainsi reléguées au second plan, étouffées par les tâches domestiques. Un sentiment d’exclusion se fait ressentir progressivement. « Parfois, je me demandais si leur foi ne passait pas un peu avant la nôtre », avoue Caméla.

Depuis son installation à Paris, la jeune femme a entamé son troisième Ramadan seule, loin de sa famille. Le contraste est net. À 25 ans, Caméla a laissé derrière elle la charge mentale qu’elle portait à Perpignan. Aujourd’hui, elle peut enfin se consacrer pleinement à sa pratique religieuse pendant le mois sacré, allégée des responsabilités qui l’occupaient plus jeune.

« Au début, j’étais triste et nostalgique de passer le Ramadan sans ma famille, puis je me suis réappropriée cette solitude », confie-t-elle. Son indépendance a transformé sa manière de vivre le mois sacré. « J’ai enfin pu prendre le temps de lire le Coran, effectuer des invocations et faire mes prières sans être dans le “speed. »

À la mosquée, Camélia retrouve d’autres jeunes filles de son âge, qui, comme elle, vivent leur Ramadan loin de leurs proches. Ces moments partagés renforcent leurs liens tout en se soutenant mutuellement, des valeurs essentielles à ce mois sacré. « Je ressens enfin ce que mon frère, mes cousins et mes oncles ressentaient lorsqu’ils allaient à la mosquée tous ensemble », conclut-elle.

Une charge bien souvent invisible aux hommes

Lorsqu’elle sort du travail, Rhizlane Alioui rentre directement en cuisine, sans transition. Pendant le Ramadan, cette mère de deux enfants jongle constamment entre son travail d’assistante maternelle, la préparation du ftour et sa pratique religieuse dont elle peine à être satisfaite. « Cette année, la coupure se fait aux alentours de 19 heures. Moi, je finis le travail à 18h15, je ressens un manque de temps, même en étant organisée », souffle-t-elle.

La fatigue est omniprésente dans le quotidien de la mère de famille. À la charge de travail accumulée tout au long de la journée s’ajoute la charge domestique une fois arrivée à la maison. Toutefois, Rhizlane n’hésite pas à se faire entendre lorsque le poids sur ses épaules devient trop lourd. « Je gère, car si c’est trop pour moi, j’arrive à dire “non” et mettre des limites, mais ce n’est pas le cas de toutes les femmes. » Comme Caméla, l’assistante maternelle constate une différence d’expérience du mois de jeûne entre les femmes et les hommes.

Après avoir passé deux heures à la cuisine, tu es crevée. Tu fais ta prière à la maison puis tu dors 

« Même quand mon mari m’aide, il ne ressent aucun stress », confie Rhizlane. Impossible d’envisager un passage à la mosquée car « après avoir passé deux heures à la cuisine, tu es crevée. Tu fais ta prière à la maison puis tu dors », déplore l’assistante maternelle. « On manque de temps et d’apaisement. Même quand on arrive à avoir du temps, la fatigue nous rattrape. Le Coran, tu ne peux pas le lire quand tu es fatiguée », témoigne-t-elle.

« C’est un mois où je dois systématiquement rentrer plus tôt pour commencer à préparer le repas en amont », renchérit Dounia* qui témoigne de son expérience depuis sa cuisine. La jeune franco-algérienne a longtemps fait face à une répartition des tâches genrées et déséquilibrées, « injuste ».

Il y a quelque chose de tacite qui fait que les hommes font les courses et les femmes font la cuisine

« Il y a quelque chose de tacite qui fait que les hommes font les courses et les femmes font la cuisine. Pour eux, faire les courses, c’est participer au Ramadan. Quand, nous, on le voit comme une tâche en moins, eux le voient comme une tâche en plus », décrit-elle.

Les stéréotypes de genre bien ancrés attribuent le rôle de cuisinière et de gestionnaire des repas aux femmes tandis que la responsabilité économique revient aux hommes. Plus jeune, Dounia passait chaque été le mois du Ramadan avec sa famille élargie en Algérie. Le pays s’adaptant au rythme du mois de jeûne, elle se souvient des rues animées après le ftour, essentiellement investies par les hommes.

« Le soir après la coupure, ils étaient en mesure de décompresser et de sociabiliser. Pendant ce temps-là, les femmes, en plus d’être restées toute la journée à la maison, ne sont pas en mesure de sortir le soir », raconte Dounia.

Tout au long de ce mois de jeûne, certaines femmes musulmanes sont partagées entre la joie de vivre le Ramadan en famille et le sentiment d’en perdre l’essence, accablées par une charge mentale difficile à alléger. Elles se retrouvent souvent face à des hommes qui semblent inconscients du poids des responsabilités qui reposent sur leurs épaules. Un triste constat leur laissant un goût amer.

Fatoumata Koulibaly

Articles liés

  • En Vif : un récit immersif pour illustrer les enfances en foyer

    Après une immersion dans un foyer d’accueil d’enfants placés, Valentine Gauthier Fell dévoile En Vif, un ouvrage construit avec la photographe Rebekka Deubner et les jeunes de l’établissement. À travers des récits écrits sur le vif, des clichés du quotidien, cette enfance peu visible est documentée avec franchise au fil d’une journée. Un rare témoignage du milieu de la protection de l’enfance.

    Par Ines Soto
    Le 10/04/2025
  • À Aubervilliers, les habitants mobilisés contre la menace de disparition d’une médiathèque

    Le collectif des associations et des habitants du quartier Maladrerie a lancé une pétition contre la menace de disparition de la médiathèque Henri Michaux, à Aubervilliers. Dans une ville touchée par des projets de rénovations urbaines successifs, le manque de concertation nourrit l’inquiétude des habitant.e.s.

    Par Clémence Schilder
    Le 02/04/2025
  • L’Aïd ou l’occasion de célébrer les différentes cultures

    Le ramadan touche à sa fin et l’heure est à la célébration de l’Aïd el-Fitr. L’occasion pour les fidèles de porter leurs plus beaux vêtements, mais pas n’importe lesquels ! Pour une majorité de pratiquants, c’est un moment de reconnexion avec leurs traditions et l’Aïd est la preuve que l’Islam est une religion multiculturelle.

    Par Farah Rhimi
    Le 30/03/2025