Cela fait maintenant trois mois que les grèves nationales liées à la réforme des retraites ont commencé. Plusieurs débats ont pris place dans les médias concernant la place de personnes issues de l’immigration et des quartiers populaires dans les mobilisations contre le projet du gouvernement. Mais peu sont les femmes racisées ayant été interrogées à ce sujet.

En y réfléchissant, les femmes issues de l’immigration, depuis le début de ces mouvements, je ne les ai pas entendues. J’ai donc décidé de m’intéresser à celles-ci, en particulier aux mères. Et c’est tout naturellement que la première femme que j’ai choisie d’écouter a été ma mère. Je dois avouer avoir été surprise.

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Ma mère s’appelle Mariama, elle est femme de ménage dans un centre socioculturel. Elle a 46 ans et vit dans un quartier prioritaire. Tous les matins, depuis plus de 10 ans, c’est avant le soleil qu’elle se lève pour aller travailler. Elle travaille dans le quartier dans lequel elle vit et s’y émancipe. Comme la majorité des parents immigrés, elle est venue en France pour « qu’on ait une vie bien meilleure que celle qu’elle a eue ».

Elle est arrivée en France il y a 25 ans maintenant. La première fois qu’elle a mis les pieds en France, c’était en 1998. Elle a rejoint son mari, mon père, qui lui avait déjà quitté le pays depuis environ quatre ans. Lui, il est ici depuis bientôt 30 ans. C’est parce qu’ils étaient mariés que ma mère a eu des papiers après seulement un an d’attente. Deux ans plus tard, elle eut son premier enfant. Aujourd’hui, elle a six enfants, tous autonomes.

À son arrivée en France, ma mère ne parlait pas un mot de français. Aujourd’hui, elle le parle très bien et le comprend parfaitement. Elle continue à prendre des cours de français de façon hebdomadaire, ce qui lui permet de comprendre plus finement l’actualité et de se forger son opinion, la barrière de la langue ayant disparu.

Les gens sont fatigués, on ne peut pas travailler toute une vie

Comme beaucoup de Français, ma mère est loin d’approuver la réforme des retraites ou même d’envisager le fait qu’elle puisse être effective. « C’est normal que les gens soient en colère et qu’ils fassent grève, ça fait maintenant plus de deux mois qu’ils se battent pour avoir une retraite respectable, pour être respectés et personne ne les écoute. Les gens sont fatigués, on ne peut pas travailler toute une vie, on a aussi besoin de profiter, de se reposer, et pour ça 64 ans, c’est trop ! » Elle est, elle aussi, le symbole d’un ras-le-bol général.

Même si je ne suis pas à sa place, je la comprends. Faire un métier pénible n’est pas simple, surtout quand on est mère à temps plein. Elle me l’a souvent dit : « Je vais nettoyer la crasse des gens toute la journée, et quand je rentre ce n’est jamais fini, même si vous m’aidez, c’est compliqué. » La fatigue s’accumule, encore plus quand on est diabétique et qu’il faut gérer son travail, sa santé et son foyer.

Malgré la place importante que son travail et la gestion de son foyer occupent dans sa vie, ma mère est très active dans la vie du quartier. Mais pas que, elle est aussi active dans la vie de son entreprise. Elle participe aux différents évènements qui y prennent place en apportant de son aide. C’est ma maman à moi, mais aussi celle de tout le monde. Rares sont les mois durant lesquels elle ne fait pas de plats qu’elle partage autour d’elle. Elle s’est toujours occupée des autres, à parfois s’en oublier.

Une grève trop coûteuse pour les plus précaires

Au cours de notre discussion sur la réforme des retraites, elle m’a dit la phrase suivante : « Mon chef m’a demandé pourquoi je ne faisais pas grève, je lui ai répondu que ce n’était pas possible pour moi. » En toute innocence, je lui ai demandé pourquoi elle n’y participait pas, elle m’a répondu : « Ça me coûterait trop cher et je ne peux pas me le permettre. » La grève a un coût, particulièrement en période d’inflation.

On oublie souvent que faire grève est aussi une question de moyen, surtout pour celles et ceux qui ne peuvent pas se reposer sur une caisse de grève. Les enquêtes d’opinion indiquent bien que le nombre de Françaises et de Français contre la réforme est bien supérieur à celui qu’on retrouve dans les cortèges des manifestations.

Ma mère est à bout de souffle

Je le répète souvent, ma mère est une femme forte. C’est ce qui m’a amené à penser qu’elle travaillerait jusqu’à ses 64 ans, voire plus si la réforme des retraites était adoptée définitivement. D’ailleurs, je n’étais pas la seule à penser qu’elle continuerait jusqu’au bout pour avoir le droit à une retraite décente. Je me suis trompée. La femme forte et inspirante que j’ai pour mère est à bout de souffle, à tel point qu’elle ne se sent pas capable de travailler, même 10 ans de plus.

J’ai donné de mon temps toute ma vie, que ce soit pour élever mes enfants ou au travail, je n’en suis plus capable

« Même si l’âge de départ à la retraite venait à revenir à 62 ans, ou mieux encore, à s’abaisser à 60 ans, je ne travaillerais pas autant. J’ai donné de mon temps toute ma vie, que ce soit pour élever mes enfants ou au travail, je n’en suis plus capable », m’a-t-elle dit sur un ton résigné. Je dois admettre que ça m’a perturbée. Non seulement je ne m’attendais pas à ce qu’elle me dise que son état de fatigue était tel qu’elle ne pourrait pas tenir jusqu’à ses 55 ans, mais en plus, j’ai senti dans sa réponse un grand désespoir.

Sa réaction soulève un point important, de nombreuses personnes sont prêtes à vivre largement en dessous du seuil de pauvreté pour préserver leur santé. Ma mère effectue un métier précaire et physique. Mais ce n’est pas la seule, nombreuses sont les personnes qui effectuent des métiers « de l’ombre ». Une des amies avec qui elle en a discuté lui à également fait part de ses inquiétudes.

 Je sens que mon corps est de plus en plus fatigué

Spécifiant aussi, qu’elle ne se sentait pas capable de tenir jusqu’à 60 ans, « alors 64, c’est impossible ». Ma mère le dit elle-même : « Je sens que mon corps est de plus en plus fatigué, que bientôt, je ne pourrais plus accomplir les tâches qui me seront données. J’ai accumulé trop de fatigue, ce n’est pas cinq semaines dans l’année qui m’aident à tenir. »

Ces mères issues de l’immigration/immigrées, bien qu’on ne les entende pas, elles ont une voix. Pour beaucoup, elles sont éreintées. Certaines s’intéressent à la politique, mais n’ont pas le temps de s’engager. Ne pas oublier que tout le monde n’a pas les moyens de faire grève est important.

Assa D.

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