Dans l’expectative perpétuelle, les Rillards du quartier de la Velette rient jaune. Observant de loin le halo de la ville des lumières de Lyon, ils lorgnent de lendemains plus chançards, ailleurs. Entrevue.

Pour payer son activité suspecte dans toute la région, le soleil de février s’est lourdement couché depuis plus d’une heure sur Rillieux-la-Pape. Il faut enlever ce nœud que les Rillards ne portent pas. Rillieux a fusionné en 1972 avec la commune voisine de Crépieux-la-Pape, que tout le monde appelle Crépieux. En périphérie nord des illuminations du haut crayon, à l’abri des déchaînements du Rhône, les hauteurs de cette ceinture du Grand Lyon nous laissent présager les Alpes et ouvrir les portes de l‘Ain.

69 140 raisons de venir dans cette banlieue de 30 000 habitants, qui s’est développée autour d’une zone industrielle avec des enseignes comme Lejaby, ou l’ancienne usine de fabrication des mini-voitures Majorette. Le périphérique propose une sortie douce et la discrétion du radar en pente brusque les inconscients de l’asphalte. Le bus permet d’aborder tous ces immeubles uniformes qui s’étalent autour de la rue Michelet et de l’avenue de l’Europe. Flashés par leurs histoires, certains quartiers comme la Velette, laissent les fantômes des immenses tours jouer les airs de l’ancienne ville.

En traversant les commerces qui jalonnent l’avenue de l’Europe, un  local de campagne s’invite au chemin des passants, celui de Jacky Darne, ex-maire socialiste et candidat aux municipales dans une liste dissidente de son parti originel. Plus loin, quatre individus postés derrière une sorte de commerce de quartier discutent. Mon insertion dans leur sphère se fait sans véritable difficulté. Les réactions sont même positives. Il y a Rafik, bouteille de bière à la main gauche, sachet de pépites à la main droite, qui me demande pourquoi je fais ce genre de choses. Comme pour me remercier de venir, il me tend quelques pépites noires en me disant, « accepte-les, c’est nos codes ».

Me voici devant quatre pélos qui me regardent de la même manière, avec étonnement mais sans aucune méfiance. Un long silence de réflexion accompagne les premières réponses de Rafik, visage barbu, creusé : « Je me sens bien, j’ai grandi pas loin d’ici, à la Velette qui a changé comme le temps ». Trois autres gars s’ajoutent à l’espace de discussion et observent Rafik, pupille brillante me prendre à témoin : « Toi, moi, tout le monde veut partir. C’est une question de moyens ». Marc s’infiltre dans son propos : « Faut jamais rester dans le nid ». Ce métisse massif qui rend le crocodile de son bonnet encore plus inoffensif poursuit d’un ton jovial : « Et l’oiseau doit prendre son envol, non ? »

Bouteille à la main, Lamine ne parle pas. Le genre de type dans une équipe qui vous ignore tout en restant quand même extrêmement attentif. Il tire la gueule froide des files d’attentes de la CAF. Dans l’attitude, il fulmine, entre Gavroche et Joe Dalton, jusqu’à ce qu’on évoque le futur, qui pour lui, se résume à « finir à Las Vegas avec un sac de sport d’oseille, mettre des quenelles à tout le monde… Tu le mettras le mot quenelle dans ton papier hein ?!  »

Silvain reste calme, même s’il ne sait pas quoi répondre. Avec sa dégaine incertaine, il cherche ses idées en regardant l’espace : « Je sais pas, je me pose pas toutes ces questions, j’espère ne pas être ici c’est tout ». Rafik, est moins éloquent qu’au début: « Je suis sceptique mon ami ». Il cherche la lueur de ses premières réponses : « Moi, tout seul, je vois pas loin, je suis un peu pessimiste. C’est pas cool pour moi frère ! J’ai 39 piges, je vis encore au jour le jour ». Un autre individu se rapproche de mon appareil et brise cette esquisse de confidences : « Ah mais ça enregistre en fait ! » La lune est comme la bouteille que me montre délibérément Rafik en poursuivant ses mots, à moitié pleine, prête à se faire oublier, pour se refaire désirer un autre soir.

« Regarde, moi…. Ça ne m’empêche pas d’être conscient de certaines choses par rapport à ce bas monde. Tout le monde a eu l’idée de faire des trucs. Ici tout le monde, lance des assoces, des business… C’est bien, mais quand tu ne sens pas la confiance derrière…» La désinvolture de Lamine se fait encore davantage sentir : « T’inquiète pas, on fait plein d’autres trucs ici ». Rafik replace le fil par un « parlez sérieusement les frères »,  ajoutant de la gravité à l’instant. Marc s’adresse à mon enregistreur pour mieux faire entendre ses réclamations : « Depuis les années 98-2000, ici  il n’y a plus rien qui se fait pour les jeunes ».

Nous parlons de l’attraction pour Lyon, la bougie de la métropole. L’idée de tuer l’ennui par une traversée des ponts illuminés de la presqu’île ne fait pas longue flamme. Rafik me souffle sa vision de la mobilité : «  Ici c’est comme Paris ! Explique-moi, tu vas faire quoi au centre-ville ? Explique-moi ce que tu fais à Hôtel de ville quand t’as rien à dépenser ? C’est pas pour toi… laisse tomber. On ne fait pas de paranoïa, mais dans les regards, tu comprends que c’est pas pour toi. C’est les gamins qui traînent, nous on bosse pratiquement tous. Faut pas nous parler de ça ». Silvain propose une autres piste : « C’est rare que je bouge en ville, et quand t’as pas la vago, t’as pas 60 bus qui te ramènent chez toi ».

D’un coup, Lamine crie au loin : « Hey regarde ! C’est lui l’ingénieur du quartier. C’est lui le fourgueur. Oh viens ! Y a un politicien qui veut te jacter ! » Rafik peste sur mon allusion aux inscriptions sur les listes électorales : « Faut pas me demander  ce genre de chose à moi ! » Il sort le papier blanc de son portefeuille en me disant : « Faut pas croire. Hey, regarde. Tu vois ? Elle est froissée mais elle est là frère ! » Il poursuit sur un ton moins cavalier : « Après, ils te proposent pas des choses pour monter ou descendre du soleil, les dés sont pipés… Mais en fait t’es venu juste pour parler de ça ? »

Un jeune m’interpelle pour me demander si mon enregistreur filme. Un visage pâle et une casquette de golfeur, que Rafik encourage à prendre la parole : « Chacun ses réponses ». Ce qu’il fait sans précaution, il projette d’un air pressé son ressenti : «  Je ne me plains pas. Mais je me sens invisible. J’ai l’impression d’être passé à côté de quelque chose ici ». La discussion tourne autour des raisons pour lesquelles je suis ici : « Tu déranges personne ici, t’façon nous on fait des débats toute l’année c’est ça qu’ils ne savent pas. »

Je m’apprête à saluer le groupe un peu plus fourni qu’au début, une grosse dispute éclate en face de moi. Tout le monde observe sans comprendre, une mère de famille avec un jeune puis avec un commerçant. Une nouvelle tête vient m’interroger sur ma présence, il me voit venir de loin et m’annonce froidement : « J’ai rien à dire de plus que les autres, ma vie n’est pas intéressante ». Au rythme de ma marche vers le vide, le bruit de la futile engueulade s’éloigne. Sans regarder la route, je traverse la concentration vacillante, avec un cerveau prêt à tout oublier, sauf les mots de ces anonymes et ces pépites perdues dans la poche de mon jean’s.

Saïd Harbaoui

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