A Hénin-Beaumont, le moindre événement comme l’érection d’un mur « anti cambrioleurs » par la mairie est scruté par des médias, même internationaux. Hénin-Beaumont est particulièrement sous les feux des projecteurs depuis la campagne des législatives de 2012, quand Jean-Luc Mélenchon avait tenté de remporter la circonscription, et, depuis que cet ancien bastion socialiste a été remporté par le Front national en 2014, après de longues années de stratégie d’implantation. Désormais, la ville fait même office de laboratoire local pour le FN version Marine Le Pen, par l’incarnation de son maire Steeve Briois (vice-président du FN aux exécutifs locaux et à l’encadrement) et Bruno Bilde, l’adjoint aux affaires générales, juridiques, à la communication et aux relations publiques de la ville (membre du bureau politique du Front national).
Pourtant Hénin-Beaumont n’est pas qu’un champ de bataille politique où les idéologies s’estompent ou s’affrontent sur fond de terrils et de petites maisons de briques rouges. Les habitant-e-s sont les héritiers d’une histoire sociale et patrimoniale qui se retrouvent dans la topographie et l’architecture de ses villes. Le classement du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais auquel elle appartient, en 2012, au Patrimoine mondial de l’UNESCO en est une bonne illustration. Et si la minière Hénin-Liétard fut « mariée » dans les années 70 à la rurale Beaumont-en-Artois pour en acquérir les terrains en vue de construire une vaste zone commerciale, Hénin-Beaumont n’est pour ses communes avoisinantes que le chef-lieu du canton encastré entre Arras, Lens et Douai.
Séparée d’elle par un terril (prononcer terri), Rouvroy s’étend à l’ombre de la désormais très célèbre Hénin-Beaumont. Le Front national y a fait des scores presque similaires à sa voisine, lors des dernières élections départementales, bien que son maire soit issu du Parti communiste, et ce depuis des décennies. Le passé minier est présent à chaque coin de rue, comme dans ces anciens wagonnets transformés en bacs à fleurs décoratifs à l’arrière de certains corons (quartiers de maisons ouvrières), ressemblant tellement aux petits jardins des ex cités minières d’Angleterre ou du Pays de Galles.
Pourtant les noms de ces corons n’ont rien d’anglophone. Les quartiers de la cité du Maroc à Méricourt, quartier de la cité Dahomey à Montigny-en-Goëlle ou celui de la cité Nouméa des Mines de Drocourt à Rouvroy, (classé au Patrimoine historique en 2009) ont des appellations bien lointaines. Elles viennent des « gueules noires » qui sortaient de la mine et à qui on donnait des noms de colonies où on supposait que leurs habitants y avaient aussi la peau noire ou travaillaient comme des forçats… Sur le site internet de la commune de Rouvroy, l’explication se confirme : « La cité Nouméa, née en 1895 (ancien domaine de Bétricourt qui a pris le nom de Nouméa en raison du travail très pénible des mineurs semblable à celui des forçats de Calédonie), comptait 277 maisons. »
“Méricourt-Maroc”
Sur les noms atypiques de ces cités, Albert Nitkowski, artisan traiteur installé au centre du village, fils de mineur, témoigne d’un souvenir raconté par les anciens : « Combien de lettres ne sont jamais arrivées à leur destinataire ou avec des mois de retard, car il était inscrit “Méricourt-Maroc” sur les enveloppes. Elles partaient directement pour le pays du Maroc, alors protectorat français et parfois ne revenaient jamais ! » Intarissable sur l’histoire du Bassin minier, il multiplie les anecdotes sur Rouvroy. Une de ses découvertes, le travail du photographe Frédéric Lefever qui a retrouvé et exploité 3000 plaques de verre constituant le fonds photographique de Kasimir Zgorecki, décédé en 1980. Immigré polonais, installé à Rouvroy en 1922, chaudronnier de formation, il travaille d’abord comme mineur à la fosse 10 de Billy-Montigny. En 1924, François Kmieciak, son beau frère, lui cède son atelier librairie, après lui avoir transmis ses connaissances de la photographie.
Pendant des années, Kasimir Zgorecki va photographier la vie quotidienne des Rouvroysiens (mariages, baptêmes, communions, portraits [certains même post mortem] laissant un témoignage précieux sur la vie et les mœurs de l’époque. Avec la page Facebook dédiée à Kasimir Zgorecki, le voyage dans le temps est rendu possible grâce à toutes ces reproductions sépia d’antan publiées sur son mur.
Rouvroy a une autre spécificité par rapport à ses voisines de la communauté d’agglomération de Hénin-Carvin. Son Boulevard de la Fosse 2, [du nom de la mine dite aussi fosse de Nouméa donc, exploitée à partir de 1894], aligne des kilomètres de corons avec deux habitations par maison. Propriétés privées de la Société Immobilière de l’Artois, le Boulevard de la Fosse 2 est l’une des plus longues avenues de corons de France. Le logement gratuit était mis à disposition du mineur et de sa famille jusqu’à sa mort. Aujourd’hui, la plupart de ces petits pavillons demeurent des logements sociaux présentant un habitat social horizontal, aéré et arboré tranchant avec l’habitat social habituel, le plus souvent vertical.
Rouvroy et son héritage polonais
Autre particularité de Rouvroy, son héritage polonais. À partir des années 1890, les vagues successives d’immigration apportèrent, en plus de la main-d’œuvre locale, les bras nécessaires pour extraire le charbon de la mine. Belges, Allemands, Italiens, Polonais et Maghrébins constituèrent les plus gros contingents de mineurs venus d’ailleurs. Regroupés par nationalité dans les quartiers, les Polonais furent essentiellement installés à Rouvroy-Nouméa. Pour preuve, l’église catholique Saint-Louis, elle aussi classée aux Monuments historiques. Son prêtre, venu du pays de Jean-Paul II et Lech Walesa, reste en 2015, et comme tous ses prédécesseurs, missionné depuis la Pologne, pour diriger un office religieux par semaine en langue polonaise.
Autre trace de cet apport migratoire, hormis les patronymes polonais majoritaires sur les stèles du cimetière municipal, la nourriture. Pâtisseries à la boulangerie, mais surtout « delicatessen » polonais en nombre à la charcuterie de Rouvroy. Même si son propriétaire s’appelle Pascal Robillard, des spécialités aux noms aussi étranges que Krako, Leberka, Mylwiska sont fabriquées maison par Jacky, l’héritier d’un savoir-faire gastronomique qui se transmet de génération en génération.
A Rouvroy, il n’y pas que les corons, l’église polonaise et le presbytère qui sont classés aux Monuments historiques : le terril évidemment, mais aussi ses écoles des cités de la fosse 2 des mines de Drocourt. Autant de preuves d’un puissant passé minier qui s’est terminé en 1991 lors de la fermeture du dernier puits. Aujourd’hui l’économie du charbon a laissé place à l’économie du tertiaire et même s’il semble bon vivre dans cette petite bourgade de 8851 âmes [au dernier recensement], l’emploi s’y fait rare et le taux de chômage pointe à près de 23 %.
Nichée au cœur de ses briques rouges et de ses montagnes façonnées par l’homme demeure ainsi Rouvroy, la discrète. Si proche et pourtant bien loin de l’ambiance cars régies et caméras régulièrement amassés devant l’Hôtel de ville de la très médiatique… Hénin-Beaumont.

Sandrine Dionys

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