La rue Myrha, située à deux pas de la station de métro Château-Rouge, est peu animée ce jeudi après-midi. Les commerces de mèches de cheveux pour les Africaines et les bistrots s’y succèdent au bas des immeubles. On trouve une laverie et quelques autres commerces aussi. Ainsi qu’une mosquée avec ses portes vertes, fermées pour l’heure.
Des clients s’installent au fond d’un café pour prendre un thé à la menthe. Trop tôt encore pour le pastis ! A l’entrée, il y a un stock de petites bouteilles de Coca, d’Orangina et des packs de bière. Des bouteilles d’alcool sont alignées derrière le comptoir. Elles sont toutes entamées, la bouteille de J&B est presque finie. Plus loin, un drapeau de l’Algérie est accroché de même qu’un portrait du président algérien Bouteflika. Le bar n’est fréquenté que par des hommes, dont la majorité regarde ce jour-là le match opposant la Nigéria à la Grèce.
Personne ne parle de l’apéro Facebook « pinard et saucisson », qui devait se tenir vendredi (aujourd’hui) et qui a été interdit par la préfecture. Quand on évoque le sujet, on a l’impression que c’est déjà une vieille histoire : « Mais c’est annulé ce truc-là, non ? » dit un client. J’avance alors que certains pourraient braver l’interdit. Celui que l’on nomme Vieira rétorque : « En tout cas, s’ils viennent, ils ne sortiront pas vivants du quartier. La femme (il fait référence au profil Facebook de Sylvie François qui a transmis la proposition d’événement reprise par le site Riposte Laïque et Bloc Identitaire), veut foutre la merde. Il y a plein de cafés dans cette rue et ça ne pose pas de problème. A votre avis, pourquoi ils veulent faire leur apéro ici, et comme par hasard un vendredi ? »
Organiser un apéro en terrasse, un vendredi soir en période estivale, n’a rien d’incongru. Mais ce qui ne passe pas dans ce quartier majoritairement habité et fréquenté par des personnes originaires du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne, c’est tout autant le jour et le lieu choisis que les intentions de ses promoteurs. Ce vendredi-ci est chargé en rituels et symboles, que d’aucuns voudraient sans doute opposer : c’est jour de prière pour les croyants musulmans, on commémore les 70 ans de l’appel du général de Gaulle, et en plus, l’Algérie du foot rencontre le Royaume-Uni, à 20H30.
Avaler ostensiblement des substances proscrites par le Coran en face de la mosquée et dans ce contexte, c’est, sans mauvais jeu de mots, un cocktail explosif. Hocine Labeni, qui tient une sandwicherie un peu plus bas dans la rue, a son idée sur la question : « Tout ça c’est programmé pour contrarier les musulmans. C’est comme s’il y avait quelqu’un qui venait s’installer en face de chez toi juste pour te faire chier. Pourquoi justement ici, manger du cochon, boire de l’alcool, roter devant des gens qui ne mangent pas de cochon, qui ne boivent pas d’alcool ? Il y a des lieux plus adaptés, à Pigalle ou boulevard Ney, ou ailleurs dans Paris, pourquoi pas à Bastille ? »
Que trouve-t-on en face de la mosquée ? Une porte de parking et une entrée d’immeuble, de surcroît la rue est en travaux. Pour la convivialité et l’aspect festif, on peut rêver meilleur endroit. Un autre consommateur du café me dit : « On peut prendre un petit verre, discret, pas la peine d’aller juste devant la mosquée pour ça. Moi je suis musulman, mais je pratique à ma manière, je bois de l’alcool mais je ne mange pas de porc. Les gens de la mosquée qui me connaissent, on se salue il n’y a pas de problème. Ils sont gentils à la mosquée, en plus ils font des sadaka, ils donnent du pain, des dates, du couscous aux gens du quartier. »
Jean-Pierre, un Guyano-Haïtiens du 16e arrondissement venu s’encanailler dans le 18e, ajoute : « Ils font ça pour mettre la désunion. » Personne n’est donc dupe : cette idée d’apéro est vécue comme une provocation et il semblerait que le quartier soit prêt à en découdre. Certains parlent ouvertement de « guerre civile ». Quand j’évoque la possibilité d’un apéro conjoint, où les boissons et les plats, halal et non halal, cohabiteraient, la réponse est unanime : « C’est pas possible, ça ne se fait pas, on mélange pas, c’est tout. »
En continuant la discussion hors du café avec le fils du patron et un certain Kadidou, on en vient au nœud du problème. « Depuis la création de la mosquée en 1995, les tensions n’ont pas cessé. C’est parce que la mosquée est trop petite. – Il y a des gens qui bousculent ceux qui font la prière. – Qui ça, « ils » ? – Eh ben les habitants du quartier qui ne sont pas musulmans. – Ils ne peuvent pas passer ? – Non, ils ne peuvent pas passer. Pourtant, ils devraient le savoir, depuis le temps, tous les vendredis à la même heure la rue est bloquée, ils installent des grilles aux deux bouts de la rue. Les fidèles prient jusque dans la rue, il faut les voir, l’hiver. »
Chez les habitants non musulmans du quartier, j’entends d’abord un peu la même histoire. Avec toutefois quelques nuances, ou bémols. L’ambassadeur des tripous de l’Aveyron dans le 18e arrondissement, confie : « L’apéro Facebook est interdit et c’est très bien. Ici, c’est cosmopolite. Mais c’est vrai que le vendredi, je ne peux pas rentrer chez moi. J’habite tout près, rue Myrha. Qu’on ferme une rue pour le marché, à des fins commerciales, d’accord, mais pour prier… »
Didier, lui, revendique la tradition des bougnats et vient d’ouvrir son café, « Au gamin de Paris ». C’est un café coquet, paré de rouge, sur la devanture le patron a reproduit Rabelais, Michou et lui-même quand il était plus jeune. Il précise que sa clientèle est mélangée : des ouvriers, des intermittents du spectacle plus ou moins connus, des Arabes, des Kabyles qui consomment aussi bien ses vins de l’Aveyron que sa charcuterie d’Auvergne.
Pour Didier, cette histoire d’apéro, ça ferait surtout venir des « pilleurs de banlieue et du quartier même ». Mais qu’est-ce qu’il y aurait à piller, rue Myhra, à la Goutte d’or ? Le patron n’a pas de réponse. Il enchaîne : « Ici, pour investir, il faut vraiment avoir des cojones. Je suis le seul à distribuer de la viande saine dans le quartier, à part peut-être l’Antillais à l’angle. » La dernière fois qu’il a acheté de la charcuterie halal, non seulement il n’a pas été convaincu mais en plus il a été malade, dit-il. Christophe, un client bien imbibé tient absolument à témoigner : « Il faut du respect. J’ai voté FN quand j’étais jeune, mais là c’est une provocation. Les Français sont des cons. Moi, c’est l’Afrique qui m’a ouvert les yeux. Mais tous les Français n’ont pas cette chance. » Je tente de m’éclipser, il est déjà tard, le match Nigéria-Grèce est fini depuis longtemps.
Juliette Joachim