Entre deux courses, Nejashi et Zamen prendraient bien un café. Comme la majorité des livreurs à vélo, ils exercent en tant qu’autoentrepreneurs. Mais ces derniers ne disposent pas de salle de pause. Pas d’espace où se retrouver, s’entraider… et boire un café. C’est la Maison des coursiers qui les accueille, 70 boulevard Barbès, dans le 18e arrondissement de Paris.

Installée depuis septembre 2021 dans un immeuble mis à disposition par la Ville de Paris et gérée par l’association Coopcycle, la structure se veut éphémère. Elle est un soutien provisoire aux livreurs dont le statut d’autoentrepreneur les prive de congés payés, d’arrêts maladie, de reconnaissance des accidents de travail et de bien d’autres avantages, dont ils bénéficieraient s’ils étaient salariés.

Objectif : le salariat

84 % des livreurs accueillis à la Maison des coursiers désirent, comme Zamen, devenir salariés. « Après quatre ans sans travail, j’ai commencé à livrer il y a trois semaines, nous explique celui-ci, arrivé en France en 2018. C’est plus facile à cause de la langue. Ça se passe bien. Je peux travailler quand et comme je veux. Mais je veux un travail dans une entreprise. Parce qu’il n’y a pas beaucoup d’avantages quand on est livreur. Je viens d’Éthiopie. Je suis conjoint de réfugié et j’attends d’avoir trois fiches de paie pour trouver un logement. Je veux aussi demander la nationalité française. » 

Circé est là pour l’accompagner dans ce projet. Coordinatrice des lieux, elle reçoit et conseille les livreurs. « Je regarde avec eux vers quoi ils ont envie de s’orienter et ce qui est possible. Ils sont nombreux à vouloir rester dans le domaine de la livraison. Mais certains se dirigent aussi vers les secteurs du bâtiment ou du nettoyage pour avoir un contrat. »

Maintenant que je suis salarié, c’est toujours éprouvant. […] Mais j’ai un salaire assuré

Pour Bilal, qui arrive avec sa sacoche Gorillas sur le dos, l’objectif salariat a été atteint en 2021, quelques semaines après avoir passé la porte de la Maison des coursiers. « J’ai commencé la livraison en 2016, à mon compte. Avec l’aide de Circé, j’ai postulé à des offres d’emploi jusqu’à ce que j’aie la chance d’être pris chez Gorillas. Heureusement, car le travail de livreur à Paris a changé. Quand j’ai commencé, je pouvais gagner de l’argent, mais ensuite Uber Eats a baissé ses prix et c’est devenu compliqué. Je restais longtemps dehors à attendre pour rien. Maintenant que je suis salarié, c’est toujours éprouvant, surtout le soir. Je travaille beaucoup. Mais j’ai un salaire assuré. »

La galère des démarches administratives

Autre avantage souligné par Bilal : le matériel est fourni. Une dépense en moins dont Zamen aurait aimé bénéficier lui aussi. Car, pour l’instant, il a dû louer un vélo et acheter une sacoche. « Avant même de commencer leur activité, les coursiers sont obligés de faire des dépenses difficiles à amortir », souligne la coordinatrice. En revanche, ce dont Zamen se serait bien passé, ce sont toutes les démarches administratives qui accompagnent son statut d’autoentrepreneur. Il a des difficultés à les appréhender.

Aujourd’hui, il lui faut de l’aide pour savoir quand effectuer sa déclaration à l’Urssaf. Circé lui explique qu’il peut le faire tous les trois mois seulement et lui délivre des conseils pour diminuer ses cotisations. « Les livreurs ne savent pas toujours combien ils doivent payer à l’Urssaf. Généralement, c’est 22 % de leurs revenus, mais ce chiffre peut être abaissé à 11 % la première année, 16 % la deuxième. S’ils sont mal accompagnés et ne le savent pas, ils perdent de l’argent. »

C’est aussi ce type d’informations que vient chercher un livreur comme Nejashi, réfugié venu d’Éthiopie en 2017. Lui ne souhaite pas devenir salarié tout de suite : « Il n’y a pas toujours de travail, surtout l’été quand il fait chaud. Mais j’ai la liberté et la responsabilité. Je veux continuer comme ça. Pour le moment, c’est bien. Pour le futur, c’est autre chose. Peut-être que je travaillerai dans la préparation de commandes. »

Comment se soigner ?

Bilal aussi aspire à autre chose que la livraison, malgré son statut de salarié : « Au Sénégal, j’ai fait quatre ans d’études à l’université en philosophie, et j’ai un diplôme en gestion d’entreprise. Mais pour l’instant, je dois gagner ma vie et obtenir des papiers français. »

J’ai eu un accident et j’ai été opéré. Mais je n’ai eu le droit à rien, car j’étais autoentrepreneur

En attendant, il se réjouit d’avoir amélioré sa condition de livreur par le salariat et se renseigne auprès de Circé pour se syndiquer. « C’est un métier éprouvant physiquement et il y a des risques. On est toute la journée sur la route, c’est dangereux. Avant d’être recruté par Gorillas, j’ai eu un accident et j’ai été opéré. Mais je n’ai eu le droit à rien, car j’étais autoentrepreneur. »

Alors que 75 % des livreurs de la Maison des coursiers déclarent travailler au moins six jours par semaine, leur statut d’autoentrepreneur empêche nombre d’entre eux de prendre en charge leur santé, comme le souligne la coordinatrice. « Quand ils entrent dans le salariat, ils en profitent pour se soigner ou effectuer un bilan de santé. Aller consulter un médecin est l’une des premières choses qu’ils font. »

Le choix des personnes qui n’ont pas le choix

C’est donc pour garantir des conditions de travail minimum que la structure gérée par Coopcycle se mobilise : avoir des horaires déterminés, des congés payés, une mutuelle, un accès à des toilettes, des fiches de paie pour se loger, etc. « Parmi les 690 livreurs que nous avons reçus au moins une fois depuis l’ouverture, un peu moins de 40 d’entre eux ont obtenu un contrat salarié, explique Circé. Ce sont en grande partie ceux qui avaient des papiers. Parmi les personnes que nous accueillons, environ les trois quarts n’ont pas de titre de séjour. Pourtant, ils seraient 205 à pouvoir être régularisés si leurs factures étaient prises en compte ou s’ils étaient salariés. »

Mais les plateformes de livraison font plutôt le choix de désactiver leur compte après plusieurs années de service. Une situation rendue possible par le statut d’autoentrepreneur. Et celui-ci concerne majoritairement des personnes précaires : des hommes immigrés comme Nejashi et Zamen.

Un livreur sur quatre réside dans un quartier dit « prioritaire ».

Selon une étude sur la répartition géographique des travailleurs et travailleuses de plateformes menée par le sociologue Hugo Botton*, ce sont dans les quartiers où la part d’immigrés est la plus importante et où le taux de pauvreté est le plus élevé que la présence de livreurs parmi les travailleurs est la plus forte. Un livreur sur quatre (24 %) résident dans un quartier dit « prioritaire », et seulement un travailleur sur vingt (5%). L’autoentrepreneuriat dans le domaine de la livraison cible les précaires qui n’ont pas accès au reste du marché de l’emploi.

Retrouver l’indépendance au sein d’une coopérative

Mais l’accompagnement administratif et les coopératives alternatives aux grandes plateformes pourraient changer la donne. C’est le pari de Coopcycle. « Il faut accompagner le changement vers le salariat, affirme la coordinatrice de la Maison des coursiers. Nous arrêterons quand tous les livreurs seront salariés ! » Un objectif ambitieux qui va au-delà du lieu d’accueil installé dans le 18e arrondissement de Paris.

Coopcycle accompagne les livreurs isolés qui souhaitent rejoindre ou créer une coopérative près de chez eux. Aujourd’hui, il en existe 65 dans le monde, dont 36 en France. Parmi celles-ci, une quinzaine applique le salariat depuis plus de deux ans. L’ensemble de ces coopératives mutualisent leurs services au sein d’une fédération au gouvernement démocratiquement assuré par les livreurs eux-mêmes. Elles partagent leur propre plateforme de livraison et les livreurs peuvent ainsi se réapproprier les outils de production et la valeur de leur travail. Un modèle plus indépendant qui, en se développant, pourrait faire de l’ombre à celui d’Uber Eats.

Nora Kajjiou

*« L’uberisation des quartiers populaires », étude Compas, novembre 2022

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