C’était au temps des enseignes Codec, de Claude François et de la ballantine servie en entrée le dimanche midi. Ma grand-mère habitait rue Faidherbe, à Saint-Aubin-lès-Elbeuf, en Seine-Maritime. Sa sœur résidait dans la maison d’à côté, mitoyenne. Les toilettes étaient au fond de la cour, et pour éviter de s’y rendre, on faisait ses besoins dans un seau blanc en émail qui sentait l’eau de javel. On se lavait au gant de toilette, au-dessus d’une bassine en plastique. J’aidais ma grand-mère à faire la lessive, sur une planche, au savon de Marseille.

J’habitais en Suisse, dans un village du Jura. Il y avait l’eau courante, et chaude au robinet, comme un peu partout en France, mais la Suisse me paraissait plus moderne. C’était au tout début des années 70. J’allais chez mon copain Thierry voir « Samedi est à vous », sur TF1. Ses parents avaient une maison au milieu du village d’où il était possible de capter les chaînes françaises.

J’aimais partir en vacances chez ma grand-mère, à 600 kilomètres de là. A Saint-Aubin, il y avait Rhône-Poulenc, où travaillaient mes oncles Michel et Marcel. La fumée rose et blanche qui s’échappait de la grande cheminée sentait le chewing-gum. Il y avait un square avec des bancs, mais surtout, avec un chemin étroit en asphalte qui dessinait des boucles comme un circuit de voitures. Un paradis pour les gamins. Nous y faisions la course toute la journée sur des engins qui ressemblaient à des kartings, munis de deux manches sur lesquels on tirait avec nos bras pour que ça avance. A quatre heures, c’était le goûter : une demi-baguette garnie d’une épaisse couche de beurre et d’une rasade de cacao Poulain en poudre.

Je jouais avec mes cousins, mais le plus souvent, c’était avec les fils de l’épicier et de l’épicière, un couple très gentil qui tenait un bar où flottait une bonne odeur d’anis. Quand je repense à leurs têtes, je m’imagine des photos de Doisneau ou un film de Tati. C’était mes copains de vacances. Plus loin, vers la gare SNCF, à l’opposé de la Seine, il y avait non seulement un supermarché Codec où ma grand-mère et ma tante allaient faire leurs courses hebdomadaires tirant un charriot en paille et à roulettes, mais aussi des immeubles. Des immeubles blancs. Je ne me souviens plus si cela portait déjà le nom de cité. Dedans, logeaient des Arabes. En avais-je conscience ? Je ne le crois pas. J’ignorais ce qu’était un Arabe.

Un jour, alors que je me trouvais devant l’épicerie avec les fils de l’épicier, une dame accompagnée d’enfants est venue y faire quelques courses. La quarantaine, elle portait une longue robe blanche sans forme, ainsi qu’un foulard du même ton noué sur  les cheveux. J’ai le souvenir d’une marque un peu grise sur sa peau tannée, au niveau du front. Je ne me rappelle pas de l’allure des enfants qui l’entouraient. Je garde seulement en mémoire l’humiliation qu’elle a subie, car j’ai compris sur l’instant la blessure qui était la sienne.

Au moment où elle sortait de l’épicerie avec ses marmots, mes copains lui ont dit des mots que je n’oublierai jamais : « Sales Harkis, rentrez chez vous ! » La dame insultée semblait perdue, j’ai vu son visage, lèvres fermées, appeler au secours, je l’ai vue tourner sa tête à gauche, puis à droite, comme le font ceux qui sont en détresse et s’aperçoivent que l’horizon est bouché de tous côtés.

Je suis reparti jouer dans le square avec mes copains, mais je savais bien que les paroles qu’ils avaient prononcées là n’étaient pas belles. Cette mère désemparée, loin d’un pays qu’elle ne reverrait plus, dans une petite ville qui la rejetait, je crois bien que c’était un peu la mienne.

Antoine Menusier

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