Huit ans après la canicule de 2003, il est de rigueur de penser aux « vieux » comme à des victimes de solitude, condamnées à la dépendance. Mais un groupe de femmes de Montreuil refuse d’endosser cette image et lutte pour réaliser un projet de maison communautaire de vieillesse, qu’elles ont appelé la maison des Babayagas. J’ai rendez-vous avec elles. J’ai plutôt l’habitude de courir après de petites jeunes, mais un ami m’a encouragé : « Tu devrais parler aux Babayagas, tu verras, elles ont un sacré tempérament. » Je me renseigne sur ce mot ésotérique : d’après la légende russe, les Babayagas étaient des sorcières qui mangeaient les enfants après leur avoir lu une histoire.

Pas très ragoutant, tout ça. Mais ni une ni deux, j’appelle Thérèse Claire, qui est l’âme de ce projet. Elle me propose de me rendre à « La maison des femmes de Montreuil », une association qui se trouve rue de l’Eglise. « Je ne pourrai pas être là, prévient-elle, mais venez quand même. Vous pourrez participer au déjeuner. » Et d’ajouter : « Je suis sûre que cela leur fera plaisir. » Me souvenant de la légende, je me demande pourquoi elle m’invite à déjeuner ?

Je me retrouve devant un rideau métallique. Je frappe puis entre et me trouve devant huit jeunes femmes ayant dépassé les 60 ans. Certaines sont attablées, d’autres préparent des salades pour le déjeuner à venir. Afin d’éviter de passer pour un rat, j’ai acheté des melons et une pastèque chez un p’tit Rebeu tout proche. Et pour être sûr de ne pas me faire traiter de misogyne phallocrate, je me rue dans la cuisine pour préparer la salade de fruits avant même d’avoir pu poser une question.

Je m’attable avec les convives et peux enfin poser ma première question. Je me sers un ballon de rouge : « Alors, comment il est né ce projet ? » « La maison des Babayagas, dit Monique Bragard en replaçant ses petites lunettes bleues sur son nez, c’est un projet politique qui cherche à permettre à des personnes âgées de gérer elles-mêmes, de façon solidaire, la maison dans laquelle elles vivraient ensemble. C’est aussi un projet citoyen et écologique. Une sorte d’HLM pour personnes âgées, où chacune aura son appartement mais avec une pièce commune au rez-de-chaussée. »

Pour l’instant, certaines sont en HLM, d’autres vivent dans leur appartement. Une seule me dit timidement : « Moi, je vis en foyer. » Un silence gêné coupe les rires et les bruits de fourchettes autour de la table. C’est qu’on est solidaire ici, on s’aime, on mange ensemble. Alors Chichi me rabroue gentiment. « Est-il bien curieux ce garçon ! On se connaît depuis longtemps, mais on se découvre avec le temps sans jamais se poser de questions. » Les fourchettes tintent à nouveau contre les assiettes. Quelqu’un ressert du vin. Ouf ! La bonne humeur revient et déride les visages.

Le problème, c’est que ce projet, bien que soutenu par la mairie de Montreuil, suscite de fortes réticences, par exemple de la part du conseil général. « La façon dont on considère les vieux doit vraiment être améliorée, poursuit Monique Bragard. T’aimerais qu’on t’appelle papi, toi ? Moi, le premier qui m’appelle mamie, je le fous dehors ! » Avec mon petit carnet de note, je me dis que je n’ai vraiment pas intérêt à la ramener, sinon elle risque de m’en coller une. Les autres Babayagas approuvent bruyamment.

J’ose quand même faire remarquer que le projet de maison Babayagas ne vaut que pour les femmes. Je leur demande donc si elles n’aiment pas les hommes, tout en regardant ma salade d’un air sérieux. « Ça, tu comprends, ça vient du fait qu’on est une bande de copines, affirme Monique, qui a très bien saisi le sens de la question mais qui réfère éluder. On a décidé de vivre ensemble. Tout d’abord parce qu’il y a des vrais problèmes qui touchent les femmes et notamment les femmes âgées. On a souvent beaucoup travaillé et avec nos carrières professionnelles, coupées par l’éducation de nos enfants, on touche de plus petites retraites. »

Monique cite son exemple : avec ses trois enfants et son poste de cadre, elle ne travaillait qu’à 4/5e temps plein. Elle touche aujourd’hui une retraite de 1500 euros par mois, ce qui lui permet de vivre correctement mais bien en dessous de ce à quoi elle aurait pu avoir droit. « C’est pour ça qu’on a imaginé ce projet de cette façon-là, intervient Chichi. Pour qu’il fonctionne, les gens qui le développent doivent s’entendre et avoir une vision commune. Par contre, glisse-t-elle en me passant le fromage avec un petit sourire et une flamme dans l’œil, on n’empêchera pas un amant ou une maîtresse de venir occasionnellement. On est féministe, mais on aime bien les hommes. » Le repas se finit dans les rires. Les Babayagas sont loin de ressembler aux sorcières de la légende. 

Axel Ardes

Axel Ardes

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