Le politologue français Thomas Guénolé a répondu aux questions d’Abdoulaye à propos de son dernier ouvrage « Les Jeunes de Banlieue Mangent-ils les Enfants ? ». 

Le Bondy Blog : Votre essai s’intitule « Les Jeunes de Banlieue Mangent-ils les Enfants ? ». Comment vous est venue l’idée du livre ?

Thomas Guénolé : On est en été 2014. Je suis totalement déconnecté de l’actualité depuis une ou deux semaines. Au moment où je me reconnecte, je prends de plein fouet la vague de ce que je n’appelais pas encore la « balianophobie » : une déferlante de haine et de peur envers les jeunes de banlieue. À l’époque, il y a des casseurs en marge de certaines manifestations françaises pro-palestiniennes. C’est une centaine de jeunes crétins dans un trip d’identification à la jeunesse de Gaza. Une photo fait le tour des médias à ce moment-là : un jeune homme torse nu, kéfié sur la tête, un drapeau palestinien à la main, et une pile de pneus en train de brûler à côté. Et vous avez la déferlante d’éditoriaux, d’articles, de commentaires sur les plateaux, délirant en boucle sur « les-jeunes-de-banlieue-qui-veulent-faire-le-djihad », « l’islam-des-banlieues-dans-les-cave », etc.

En prenant tout ça au visage d’un coup, j’ai ressenti une violente nausée. Et le point de départ du livre, c’est ça.

J’ai d’abord écrit sur le coup une première tribune dans Libération, intitulée « Djihadiste français, islam des banlieues… Arrêtons le délire ». C’était une première déconstruction de clichés. À partir de là, j’ai commencé à réfléchir et à me documenter sur le cliché du jeune de banlieue, ce qu’il y a derrière, qui le produit, comment, etc. Au fur et à mesure de ma réflexion, mon analyse est devenue suffisamment mûre pour écrire une seconde tribune, toujours dans Libération, intitulée « Le jeune de banlieue mange-t-il les enfants ». C’était une démonstration par l’absurde de la stupidité raciste du cliché sur le monstrueux « jeune-de-banlieue ».

Cette tribune a été très diffusée, encore plus que la précédente, surtout par trois types de public : la fachosphère, les jeunes de banlieue et ex-jeunes de banlieue, ainsi que le public jeune de sensibilité progressiste. Quelques jours plus tard, le directeur de la collection Pour mieux comprendre des éditions Le Bord de l’eau, Léo Pitte, me propose de faire un livre sur la diabolisation des jeunes de banlieue.

Votre prologue est titré « La balianophobie ». Qu’entendez-vous par là ?

La « balianophobie », c’est un mélange de peur et de haine envers le monstrueux « jeune-de-banlieue ». Il joue dans la société française, du point de vue des classes moyennes aisées âgées, le rôle tenu jadis par Satan dans l’imaginaire médiéval. Il a tous les péchés. Il est dangereux, violent, sauvage. La quintessence du « jeune-de-banlieue », c’est un grand gaillard, Noir ou Arabe, qui va voler vos biens, brûler votre voiture et violer votre femme, ou votre fille. Il synthétise les peurs profondes d’un vieux possédant à peau blanche et de culture catholique déchristianisée.

Dans votre essai, vous décortiquez la fabrique du mythe du « jeune-de-banlieue ». Elle relève selon vous de trois instances que vous appelez le « triangle des banlieues ». Pouvez-vous revenir sur ces trois pôles de la balianophobie ?

Il y a tout d’abord les grands médias et le cinéma spécialisé qui produisent en boucle des stéréotypes sur le monstrueux « jeune-de-banlieue ». Le jeune de banlieue, criminel ou délinquant, représente en ordre de grandeur 1% de la population totale des jeunes de banlieue mais il est présent dans deux tiers des films français qui incluent des jeunes de banlieue.

Quant aux médias, en théorie, quand une actualité justifie d’envoyer des reporters en banlieue, le processus devrait être « bottom-up », du bas vers le haut. Dans cette optique, les reporters partiraient récolter de la matière sur place et en déduiraient des angles possibles pour analyser ce qui se passe. En réalité, c’est le contraire qui a lieu: « top-down », de haut en bas. Avant le départ des reporters sur le terrain, le rédacteur en chef décide du synopsis du reportage ou du documentaire à partir de ce qu’il estime être les attentes du public, et à partir de ses propres préjugés, éventuellement nourris par une connaissance directe du terrain remontant à une vingtaine d’années. Il envoie les reporters ramasser de la matière compatible avec son synopsis. C’est donc un court-métrage d’après la réalité avec un effort de sélection. Des fixeurs rémunérés fournissent les acteurs pour le casting : le dealer de shit, la « mama africaine », etc.

Il y a ensuite les éditorialistes et les intellectuels produisant le discours destiné à étayer la représentation balianophobe des « jeunes-de-banlieue » en matière d’argumentation, d’expression de croyance, et d’érudition. Alain Finkielkraut est l’archétype de l’intellectuel balianophobe : parce que c’est probablement celui qui s’est le plus souvent exprimé spécifiquement sur les jeunes de banlieue, et parce qu’il est de loin le plus cultivé et le plus brillant en rhétorique. Il y a des balianophobes de deuxième classe, comme Eric Zemmour ou Élisabeth Lévy : moins cultivés, moins bons en rhétorique et en argumentation. Ceux de la troisième classe sont des éditorialistes comme Ivan Rioufol du Figaro, ou l’ordinaire des éditorialistes de Valeurs actuelles : des gens encore un cran en-dessous du point de vue de l’érudition, de la qualité de la rhétorique, et de la densité de l’argumentation.

Troisième pôle du « triangle des banlieues » : le public, dont l’écrasante majorité a des opinions balianophobes sur ces jeunes. Selon une enquête de l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), 75% des Français ont une image positive des jeunes du pays en général mais près de 60% ont une image négative des jeunes de banlieue…

Alors à qui la faute ? En réalité, la question de la recherche de « qui a commencé? » entre ces trois pôles est non seulement insoluble mais sans intérêt. Ce qui compte vraiment, c’est la déconstruction des clichés balianophobes, par une démarche rationnelle d’administration de la preuve ; et de la contre-preuve en l’occurence. C’est un des axes fondamentaux de ce livre.

Justement, venons-en à votre démarche, résolument rationaliste : vous vous attachez d’abord aux faits. Vous tenez par exemple à rappeler que 99% des jeunes de banlieue ne sont ni délinquants ni criminels, que 85% des musulmanes de France de moins de 35 ans ne portent jamais le voile, ou encore que moins de 4% des mosquées et salles de prière de l’islam français sont infiltrés par l’intégrisme. Ces trois exemples montrent bien le décalage entre la surreprésentation médiatique de certaines thématiques liées à l’islam (délinquance, voile, intégrisme) et leur réalité statistique. Sur quels matériaux vous êtes-vous appuyés pour votre travail ?

Mon livre est basé sur des entretiens avec des acteurs de terrain, au contact des jeunes de banlieue, essentiellement des travailleurs sociaux d’avant-première ligne, des enseignants et des « flics » de banlieue ; sur des statistiques publiques, par exemple celles de l’ONZUS (Observatoire National des Zones Urbaines Sensibles) ; sur des enquêtes d’opinion, notamment la fameuse enquête fleuve de l’IFOP (Institut Français d’Opinion Publique) sur l’implantation et l’évolution de l’islam de France ; sur des entretiens directs avec des jeunes de banlieue ; sur les travaux de journalistes ayant enquête de façon approfondie sur les banlieue ; sur des articles de recherche ou des livres de chercheurs sur ces sujets ; sur la mauvaise production consacrée aux jeunes de banlieue, c’est-à-dire les écrits d’intellectuels et d’éditorialistes balianophobes réactionnaires ainsi que les mauvais reportages sur les banlieue ; enfin, sur le visionnage de films ayant pour thème la banlieue.

J’aimerais ajouter un élément qui n’apparaît pas dans le livre, concernant l’islam dans les banlieues. En admettant l’hypothèse que les jeunes de banlieue de confession musulmane ont dans leur écrasante majorité une origine soit arabe soit subsaharienne, on observe qu’en ordre de grandeur, selon les statistiques de l’ONZUS, ces origines géographiques pèsent moins de la moitié des jeunes de banlieue. On peut donc estimer que moins de la moitié des jeunes de banlieue sont de confession musulmane.

C’est d’ailleurs cohérent avec une autre statistique de l’ONZUS : selon lui, 60% des jeunes de banlieue se sentent perçus comme des Français à part entière. C’est 80% pour ceux qui ont des origines européennes et 40% pour ceux qui ont des origines arabes ou subsahariennes. Donc, en ordre de grandeur, la part de l’un et l’autre groupe est la même, c’est-à-dire chacun la moitié. Il s’agit là d’une approximation, car ce découpage ne prend pas en compte les jeunes de banlieue d’origine turque, vietnamienne, etc.

Vous parlez d’une « désislamisation » en cours chez les jeunes Français de confession musulmane. On vous a d’ailleurs reproché d’ignorer des études récentes et des travaux universitaires comme ceux de Gilles Kepel ou Hugues Lagrange qui vont dans le sens contraire. Comment en êtes-vous arrivés à cette conclusion ?

Par une approche quantitative. J’ai consulté des statistiques sur des indicateurs fiables de pratique et de croyance comme la fréquence de la prière, l’assiduité à la mosquée. Quand vous observez d’une génération à une autre, entre les Français de confession musulmane qui ont 50 ans et plus et ceux qui ont 30 ans et moins, vous constatez un effondrement de la pratique religieuse musulmane française. C’est incontestable. On m’objecte généralement que le Ramadan est très suivi. De la même manière qu’il y a des chrétiens de Noël et des juifs de Kippour, il y a des musulmans du Ramadan. Il s’agit moins d’un indicateur de spiritualité que d’une coutume culturelle.

Concernant les travaux de Gilles Kepel ou d’Hugues Lagrange, il s’agit d’enquêtes qualitatives. Or, une enquête qualitative, comme son nom l’indique, étudie en profondeur un phénomène pour qualifier, c’est-à-dire le définir et l’analyser, sans chercher à le quantifier. Les travaux d’un Kepel ou d’un Lagrange établissent qu’il existe en France un islam intégriste, qui se durcit, et qui progresse. Je ne le conteste évidemment pas. Ce que j’affirme en revanche, statistiques à l’appui, c’est que par rapport à la génération de leurs parents, l’écrasante majorité des jeunes Français nés dans l’islam sont en pleine désislamisation : chute de la croyance, chute de la pratique…

On peut donc conclure, d’ailleurs, à une coexistence des deux phénomènes : d’un côté une minorité marginale part dans l’islam intégriste et se radicalise ; de l’autre la grande masse du ventre mou des jeunes Français musulmans est en désislamisation, comme jadis les Français baptisés se sont déchristianisés en l’espace de trois-quatre générations.

Le caractère scientifique de votre travail a été critiqué, par exemple par Les Inrocks. Que répondez-vous ?

Mon travail n’est pas un travail universitaire. Un travail universitaire répond aux normes de sa discipline et de la catégorie d’études dans laquelle il s’inscrit. Par exemple, si vous publiez un article de revue de la littérature, on attend de vous un résumé de l’état de l’art concernant votre sujet. La bibliographie de votre article doit donc par définition être exhaustive, voire encyclopédique, sur votre sujet. Je ne m’inscris pas dans ces codes, puisque mon livre n’est ni une thèse de doctorat ni un recueil d’articles de recherche universitaire.

En revanche, ce que je fais est bel et bien un travail scientifique. Un travail scientifique respecte tout simplement les règles de la méthode scientifique. Vous faites une hypothèse, vous la testez pour prouver ou infirmer sa justesse, vous expliquez comment vous l’avez testée, et vous exposez les matériaux que vous avez utilisés pour faire ce test. C’est ce que j’ai entrepris, via les outils les plus banals de la méthode sociologique : enquêtes de terrain ; entretiens avec des acteurs de terrain vivant sur des territoires différents et ayant des professions différentes (policiers, travailleurs sociaux, profs…); consultation de rapports publics et de travaux universitaires, analyse des statistiques de ces sources et calculs à partir d’elles, lecture, visionnage, de reportages de journalistes ayant investigué sur le terrain, visionnage de films sur la banlieue, et ainsi de suite.

En lisant votre livre, on comprend que la balianophobie, ce ne sont pas seulement des discours, des représentations médiatiques et cinématographiques mais ce sont aussi des pratiques sociales et institutionnelles. Ce dont vous parlez, sans le nommer ainsi, c’est d’un racisme structurel à travers notamment la ségrégation scolaire, les discriminations à l’embauche et au logement, les contrôles au faciès, la stigmatisation et la diabolisation.

Oui c’est tout à fait exact. C’est pour ça qu’en démarrant avec les jeunes de banlieue, je termine avec l’apartheid : c’est un problème de racisme. D’ailleurs, le débat actuel sur l’islam français est foncièrement faussé par l’omniprésence d’un double langage où on parle des « musulmans » pour pouvoir dire du mal des Noirs et des Arabes en toute impunité. Vous ne dites pas « il y a trop de Noirs et d’Arabes » ou « les Noirs et les Arabes posent problème » mais « l’islam, l’immigration posent problème ». C’est de la contrebande intellectuelle d’idées racistes au moyen d’un faux étiquetage pseudo-culturel.

La balianophobie passe également par la dévalorisation et le rejet des contre-cultures issues des banlieues, notamment du rap qu’un célèbre chroniqueur a décrit comme une « sous-culture d’analphabètes ». Or vous rangez certains textes du rap français « parmi les classiques de la poésie au même titre que les Poètes maudits du XIXème siècle ». Pourquoi le choix d’une anthologie du rap français ?

D’abord parce que j’aime le rap, comme 40% des 18-35 ans. Ensuite, parce que je voulais montrer aux gens qui liront ce livre en ne connaissant rien du rap, voire même qui auraient des préjugés à son égard (« musique de merde ») qu’il s’agit, en fait, pour tout un pan du rap français, de poésie contemporaine. Enfin, ces textes sont autant de témoignages sur les diagnostics sociologiques que je fais par ailleurs : donc ils viennent étayer in fine ce que je décris. En d’autres termes, la plupart des diagnostics de mon livre sont confirmés par les classiques du rap français.

À titre personnel, mon texte préféré de rap français est Gens pressés de Keny Arkana : « Gens pressés, la tête dans l’assiette, une vie entière à regarder par la fenêtre. À rêver en silence d’une autre vie, d’un autre soi, alors l’oubli de soi fera l’affaire ». C’est magnifique.

Votre essai ne prend pas en compte les banlieues d’outre-mer. Or on sait que la situation économique et sociale aux Antilles est très précaire : le taux de pauvreté y est trois à quatre fois plus élevé que dans l’Hexagone, le taux de chômage deux fois plus important, l’illettrisme et les difficultés de lecture des jeunes plus importants, etc. Pourquoi cette absence ?

Je suis content que vous en parliez, car c’est mon grand regret en matière de thème non abordé. J’avais le choix entre deux mauvaises options : soit mal en parler faute d’avoir le budget pour aller sur le terrain, soit ne pas en parler du tout. J’ai donc préféré ne pas en parler. Je suis sincèrement désolé vis-à-vis des jeunes de banlieue ultramarine. Je peux néanmoins vous dire ce qu’aurait été mon hypothèse de départ : pour les jeunes de banlieue ultramarine, c’est pareil, mais en systématiquement beaucoup plus grave. S’il y une réédition du livre, je ferai le voyage afin d’ajouter un chapitre là-dessus, c’est promis.

Dans l’épilogue de votre livre, vous dressez un constat sans concessions de la France du début du XXIème siècle, dont le problème fondamental, dites-vous, est un problème de « séparatisme, et donc au sens strict, d’apartheid ». Vous évoquez un apartheid « économique, social, culturel, politique, territorial » et affirmez que la France contemporaine pratique « le colonialisme à domicile ». Comment expliquez-vous ce séparatisme ? Quelles en sont les causes ?

Jadis la structure d’exploitation coloniale consistait à aller exploiter les ressources dans les colonies, ainsi que la main d’oeuvre locale. Aujourd’hui, c’est fondamentalement une exploitation à domicile, mais les critères d’exploitation sont les mêmes : ne pas être blanc. Je ne conteste évidemment pas l’existence des jeunes de banlieue à peau blanche, qui eux aussi subissent ce type d’exploitation. Je rappelle simplement qu’ils sont eux-mêmes les descendants d’immigrés récents, principalement d’Europe latine et orientale : ceux qu’on appelait jadis les Ritals, les Polaks, les Portos et les Espingouins.

Dans cet apartheid français, la prospérité des uns repose sur l’exploitation des autres. Et vous ne pouvez justifier l’exploitation qu’en diabolisant les pauvres. La diabolisation des jeunes de banlieue entre dans ce processus. Si vous ne les diabolisez pas, vous devez regardez en face une réalité insupportable : le fait que votre prospérité repose sur leur exploitation. En dressant ce diagnostic, mon livre peut donc se lire comme une sorte de tome 2 de « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse » d’Emmanuel Todd. Le problème central de la société française, de son point de vue comme du mien, c’est qu’une catégorie de la population bloque à son profit tous les leviers de promotion sociale : il s’agit des classes moyennes supérieures âgées de culture catholique déchristianisée, verrouillant tout pour eux et pour leurs enfants. « Qui est Charlie ? » analyse ce problème par le haut, en se focalisant sur la description du bloc MAZ (classes Moyennes, personnes Âgées, catholiques Zombies NDLR), l’équivalent français de l’élite WASP américaine. Mon livre l’analyse et le décrit par en bas : par la diabolisation permanente des jeunes de banlieue.

Votre constat est assez désespérant. Comment, en effet, résoudre ce problème de ségrégation puisque dans le même temps vous semblez nous dire qu’une politique de « dé-ségrégation » s’accompagne inévitablement d’une dynamique de gentrification des banlieues ?

À mon avis, il faudrait une vraie politique de redistribution, une application réelle de la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbains) avec des quotas renforcés, un équivalent de la loi SRU avec des quotas obligatoires de jeunes pauvres dans tous les établissements scolaires privés et publics de tous niveaux en France, une politique de discrimination positive sur des critères de discrimination objectivement constatés comme le fait d’avoir un nom à consonance maghrébine, la couleur de la peau ; développer massivement le télétravail, qui accroîtrait la mixité sociale dans les territoires puisqu’il y aurait moins de corrélation automatique entre position sociale et distance au lieu de travail.

Il est également impératif de gagner la bataille des idées contre les balianophobes, pour que soit communément admis l’idée que les clichés sur les jeunes de banlieue sont à la fois stupides et racistes.

Votre essai est dédié à la mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois le 27 octobre 2005, après une course-poursuite entre jeunes et policiers. Dix années ont passé. Les deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger ont été relaxés par le tribunal correctionnel de Rennes le 18 mai dernier. Quel regard portez-vous sur ces révoltes en banlieue et les dix années qui se sont écoulées depuis ?

Quel épouvantable gâchis ! Les élites de notre pays et la société civile des banlieues n’ont pas été à la hauteur des révoltes. Ces révoltes appelaient une réponse politique, civique, sociétale, sociale, économique et culturelle, à la fois profonde et ambitieuse. Elle n’a pas eu lieu. Les serments à la banlieue et autres plans Marshall, ça commence à bien faire. Il y a une chanson d’Elvis Presley dont la phrase récurrente est : « a little less conversation, a little more action please » (« Un peu moins de conversation, un peu plus d’action s’il te plaît »). Effectivement, ce serait pas mal.

Après, on peut débattre de la nature de cette réponse nécessaire. Pour moi, elle réside d’abord dans la réhabilitation du républicanisme en tant que programme de gouvernement avec comme mot d’ordre : « pas de société de castes en France ».

Ce qui me déçoit du côté de la population des jeunes de banlieue et des ex-jeunes de banlieue, c’est l’évolution vers un mélange de désespoir et d’ultra-individualisme. L’évolution du rappeur Booba est par exemple très frappante. Il a commencé avec des propos plutôt engagés, dans le sens d’une mobilisation collective puis a évolué en quelques années vers un nihilisme bling-bling très prononcé.

Les jeunes de banlieue gagneraient à mieux s’organiser pour faire front commun d’un point de vue civique, économique, social et culturel. Il y a énormément d’initiatives positives mais elles sont dispersées. Le mal-logement a sa fondation Abbé Pierre. La balianophobie n’a pas sa fondation « France banlieues ». Si la population des jeunes de banlieue veut peser, il va falloir qu’elle s’organise en tant que lobby. Ça devrait être la priorité. Il y a plusieurs attitudes coupables qui empêchent ou retardent ce processus : l’apathie, le désespoir, la concurrence des baronnies où chacun défend son pré carré de petit marquis du porte-parolat des jeunes de banlieue.

À un moment donné, il faut dépasser les divergences qui sont parfaitement secondaires et faire front unifié. Se parler davantage. Il n’existe pas de grande ONG englobante qui porte l’intérêt général des jeunes de banlieue avec un rapport annuel sur la balianophobie, sur les discriminations et ce qu’il faudrait faire en faveur des jeunes de banlieues. Il faudrait copier la stratégie de la fondation Abbé Pierre. D’ailleurs je pense que le Bondy Blog pourrait facilement porter ce genre de projet de grande ONG englobante sur les fonts baptismaux.

Propos recueillis par Abdoulaye Gassama

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