Chronique d’une mort lente, mais depuis longtemps annoncée, ou quand voter fout la nausée. 
Dimanche soir, les résultats du premier tour des élections régionales communiquent une participation faible, même si supérieure à 2010. Hier donc, un français sur deux n’a pas jugé nécessaire de réserver quelques minutes de son dimanche pour se rendre dans un bureau de vote. Résultat : la France lundi matin s’est réveillée cognée, pleine de bleus marine. Elle le savait, et pourtant elle n’y est pas allée.
Près d’un mois après le 13 novembre, qu’y avait-il de plus important à faire ce dimanche 6 décembre ? Fatalisme ? Désespoir ? Un « peu importe, tous les mêmes » ? Voilà une démocratie qui sent le moisi. Depuis quelques semaines tu les voyais, ces panneaux d’affichage en acier, froids, gris. Tu y voyais des affiches collées, déjà à moitié déchirées. Comme un lendemain de marché mal rangé, tu te demandais si on les avait oubliés là, ou s’il te fallait les lire, ces affiches aux couleurs passées.
Un triste décor de théâtre. Un slogan qui sonne faux, un point d’exclamation de travers, une typo de mauvais goût… Un « Debout la Bretagne ! », « Debout la France ! » qui donne envie d’aller se coucher. Et puis des mots. « Liberté », « Égalité », « Dignité », « Possible », « Fraternité »… Toujours les mêmes mots. Tu ne les as jamais tant connus qu’écrits, qu’aujourd’hui ils t’apparaissent creux et ont perdu toute crédibilité. Ils sont comme les autres mots que tu vois toute la journée, à côté desquels tu passes sans t’arrêter. Ces mots jadis sacrés, aujourd’hui vulgarisés par des langues trop déliées… et des bras trop courts.
Le jour « j » te tombe dessus comme ça. Tu ne t’es à peine préparé, tu ne t’es à peine renseigné. Mais tu y vas. Sur le chemin de ton bureau de vote, un sursaut d’espoir, quand même, d’excitation peut-être, de fierté. Tu vas voter ! Tu arrives dans ton école de quartier, ça pue la pâte à modeler et de vieux souvenirs de repas de cantine te remontent au nez.
Tu souris en voyant le déséquilibre des piles de bulletins. La pile du fond là-bas, on a pas l’air de l’aimer beaucoup dans ton quartier. Et pourtant… Tu joues le jeu, tu prends trois papiers et tu vas te cacher. Sur le chemin ça te semblait évident, mais là c’est la confusion totale. Il n’y a même pas de visages, que des noms… Beaucoup trop de noms que tu ne connais pas d’ailleurs. Voter « utile » ? Prendre des risques ? Ce morceau de papier trop recyclé ne t’inspire pas, il est moche, grisâtre. Il ne pèse aucune promesse. Un nom retient ton attention. Tu te lances.
L’enveloppe électorale rose fané est trop petite pour y glisser ton bulletin. Il faut le plier en trois, mais fais attention : l’enveloppe est déjà un peu déchirée sur le côté. Pour quel parti ton enveloppe a-t-elle déjà voté, avant d’atterrir entre tes mains ? Pour qui l’électeur qui t’a précédé a-t-il jugé bon de donner sa voix ? A-t-il été déçu, lui ? Au centre, en gras, comme deux lourds piliers, les mots République française sont écrits. Tu t’imagines que ce que tu as entre les mains a un poids. Et tu as raison. Tu signes. A voté.
20h. Le journal montre la carte d’une vieille France meurtrie, toute bleue. Le parti de la haine est en tête de ce premier tour. Il concerne 1/3 des voix. C’est beaucoup, c’est bien sûr trop. Mais ce n’est pas tout, car on le sait, tous n’ont pas parlé. De quels maux ces résultats sont-ils le nom ? D’un pays multiculturel qui se refuse encore de compter la voix de ceux qu’il appelle « étrangers ». D’un pays à la gauche cassée, trop divisée et qui surf sur les valeurs opposées. D’un pays où la représentativité, l’action politique se compte en cheveux blancs, alors que l’âge moyen d’un français se souffle en moins de quarante bougies.
D’un pays poussiéreux en somme, qui s’étouffe lentement dans sa colère et s’assoit sur ses vieilleries, sur ses symboles qui se vident de sens, avec le temps. L’enveloppe rose fané de toute à l’heure est d’ailleurs signée Berger Levrault, l’éditeur le plus vieux de France dont la création remonte à 1676… Les résultats du premier tour des Régionales sont à l’image de ces vieilleries. Ils ressemblent à un vieux sac à aspirateur retrouvé dans un grenier moisi, hanté de peurs, de jalousies, d’une furieuse colère mal placée. Ils ressemblent à une indigestion d’années qui ne passent plus. Et quand tu votes avec la nausée, le résultat a un sale goût.
À peine les résultats annoncés, que les commentaires fusaient. Ils disaient que ce premier tour avait élu le parti de la colère. Mais la colère, n’est-elle pas plutôt le parti qui a poussé les électeurs à rester chez eux, dimanche ? Cette colère restée hors des urnes doit-être le parti du deuxième tour. Une colère qui doit penser demain, qui doit penser long terme. Une colère qui doit penser 2017.
Alice Babin

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