Il est un peu plus de 11 heures, square Ajaccio à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides, en plein Paris. Environ 200 à 300 personnes sont réunies malgré la pluie fine et la circulation. Initiée par l’ARML (l’Association Régionale des Missions Locales), cette mobilisation rassemble des représentants de missions locales et des élus de toute l’Ile-de-France. Certains sont venus de Cergy ou de Melun. En discutant avec les uns et les autres, les preuves d’engagements se succèdent : « Rien n’est loin quand il y a une cause commune », peu importe le temps pour venir donc. Pins, étiquettes, pancartes permettent d’identifier le nom de la mission locale et la ville. Plusieurs élus sont venus avec leurs écharpes républicaines.
Vers midi, le rassemblement se déplace progressivement vers l’entrée de la rue de Grenelle, sur le bord de la route. Il fait face à la ligne de CRS installée au début de la rue de Grenelle. On entend un : « t’as vu comme il a l’air en colère », une parlant d’un des CRS, qui a effectivement l’air de souffrir un peu sous la pluie. Du côté du rassemblement, c’est la provocation douce à coup de slogan évocateurs : « Pénicaud, n’oublie pas ton ancien boulot ! », « Jeunesse en galère, mission locale en colère ».
Un peu à l’écart du rassemblement, Laurent Gaillourdet, directeur de la mission locale de Pantin, et Hakim Hocine, directeur du réseau Convergences (réseau rassemblant les missions locales de Seine-Saint-Denis), s’attardent sur le contexte de la mobilisation : « Historiquement, les missions locales sont financées par l’Etat, la région et les collectivités locales. Depuis maintenant quelques années, les subventions et l’enveloppe budgétaire allouée aux missions locales sont en baisse tous les ans de façon significative. Tout ça avec une spécificité francilienne, une baisse de subventions, des logiques d’objectifs et de performances dans notre activité sans concertation sur ce que c’est que la performance. Aujourd’hui, on a des indicateurs de performance qui sont uniquement des indicateurs de placement à l’emploi. » Le président de l’ARML, qui passe de groupe en groupe et qui attend des « délégués nationaux » pour être reçu au ministère en délégation complète : « Les missions locales ne sont pas des Pôle Emploi pour jeunes, et ça c’est le message qu’il faut faire passer. »
Autre menace qui pèse sur les missions locales selon Laurent Gaillourdet, la concurrence des opérateurs privés : « Beaucoup de financement de socles des missions locales sont maintenant transformés en appel à projets et on n’est pas les seuls à y répondre. Il y a des opérateurs privés qui sont là pour des questions économiques qui viennent faire leur marché auprès des jeunes et si dans un an ça ne marche pas, ils seront plus là alors que l’ADN des missions locales c’est de pouvoir suivre les jeunes longtemps. Nous on est en DSP (délégation de service public, ndlr), on est tenus par une déontologie et on sent qu’il y a une forme de libéralisation des questions d’insertion qui se met en place et c’est pour ça qu’on est là aujourd’hui. Sous le gouvernement Sarkozy, on a eu le contrat d’autonomie qui a happé énormément de jeunes avec des promesses. Ils ont disparu et ça s’est transformé en gabegie financière. Nous, on ne veut plus de ça. Le réseau de missions locales, il doit se réinventer mais il doit se réinventer avec nous. Sans oublier l’aspect financier. On ne peut pas demander aux missions locales d’être plus performantes avec moins d’argent. »
Non, ce jeune, il n’est pas en emploi mais il vient de loin, il n’était même pas fichu d’arriver à l’heure à son rendez-vous
Au centre du rassemblement, près des CRS, Karine Lecomte, chargée de mission à la mission locale de Drancy, essaye de se faire entendre au milieu des sirènes du cortèges et des slogans. Elle évoque aussi son quotidien et partage ce constat : « Avant, on portait un truc qui s’appelait le parcours d’orientation professionnelle. C’était un outil d’exploration théorique qui durait une semaine et après les jeunes trouvaient un stage pour valider un projet. On avait presque 100 000 euros et on rentrait 180 jeunes ; ça s’est arrêté du jour au lendemain à cause de réductions budgétaires. On travaille aussi avec les SPIP (services probatoires d’insertion et de probation). Il y a 6 ou 7 ans, il y avait un budget alloué à ça et là mon job c’est d’aller chercher des sous. Ce que veut l’Etat, c’est que les missions locales se démerdent pour aller chercher du financement. » Et Karine de citer l’exemple de sa structure, qui a perdu 140 000 euros cette année sur un budget de 3 millions d’euros.
En miroir de ces baisses de financement, sa collègue Sophia Abdelkafi dénonce, elle, les critères d’efficacité et de performance, uniquement quantitatifs, pour évaluer les missions locales : « Je ne vois pas de différence entre les quinquennats Sarkozy, Hollande ou Macron. Moi j’ai tendance à négliger la politique, ça change de nom mais c’est pareil, il y avait le CIVIS (Contrat d’Insertion dans la Vie Sociale, mis en place en 2005), maintenant il y a le PACEA (le Parcours Contractualisé d’Accompagnement vers l’Emploi et l’Autonomie, ndlr) depuis 2017, c’est pareil. Tout le travail qu’on fait n’est pas visible. Forcément, pour que ce soit visible, il faudrait poser la question aux concernés, mais quand tout va bien, on n’a plus de leurs nouvelles, donc il n’y a pas de visibilité. Nous, on accueille le jeune, et on l’accueille comme il est. Mais voilà, tout ce qu’on fait est chiffré, ‘on a accompagné tant de jeunes’, ‘tant de jeunes sont entrés en emploi’… Alors non, ce jeune, il n’est pas en emploi mais il vient de loin, il n’était même pas fichu d’arriver à l’heure à son rendez-vous… On accompagne des jeunes qui sont malades, qui ne sont pas pris en charge, des jeunes qui se retrouvent à la rue, des jeunes avec des difficultés psychologiques, cassés par la vie ».
Une délégation reçue au ministère… et maintenant ?
Les CRS laissent filtrer les jeunes cadres en costumes qui prennent sûrement leur pause déjeuner. Drôle de contraste. Dans le rassemblement, les plus jeunes sont un peu frileux. Les regards s’attardent sur les supérieurs, on se demande si on est légitime pour s’exprimer. Mais l’impact de ces baisses de financement est sur toutes les lèvres. L’un des représentants de la mission locale de Melun résume : « Les baisses, ça représente 70 postes en moins sur l’Ile-de-France et 10 000 jeunes sur les 165 000 qui ne pourraient plus être suivis d’une manière correcte, et toutes les demandes qui ont été formulées au préfet de région à la DGEFP ont été refusées ». Présentes également, la CGT et la CFDT. L’un des responsables de la branche mission locale de la CGT tient lui aussi à être là pour rappeler l’importance de ces structures : « Si on enlève le conseiller du jeune et qu’on le met sur sa bécane, le jeune il ne va pas revenir. Si on met la mission locale dans un Pôle Emploi, le jeune il ne va pas revenir. Il y a dans les missions locales une expertise de la jeunesse ».
De l’autre côté de la rue, une couple de touristes chinois venu visiter le musée des Invalides s’est arrêté un parapluie à la main, et observe avec attention ce qui se joue en face d’eux. La préoccupation leur semble légitime. Vers 14 heures, trois représentants du rassemblement et des syndicats sont reçus en délégation par le ministère. Malgré la pluie qui persiste, c’était l’évènement attendu. L’attente n’empêche pas les slogans et les rires de ponctuer joyeusement les discussions. Certains s’assoient en attendant le verdict, les autres poursuivent les échanges et les réflexions en groupe. Deux heures plus tard, les représentants ressortent. Enfin. Un attroupement se forme rapidement autour d’eux. Ils étaient attendus un peu fébrilement. Retour sur la prise de parole, sur la teneur de la rencontre, sur les suites attendues. Une fois les explications données, les applaudissements se font entendre, le soleil est revenu, entre temps. Chacun est prié poliment de quitter les lieux puisque la manifestation est terminée. En partant, on évoque l’attente des retours bien sûr, mais aussi la création d’une pétition sur change.org.
Deux jours après leurs rencontre en délégation au ministère, le réseau attend toujours des réponses à ses revendications. Baisse des financements, mise en concurrence, objectif unique et quantifiable, libéralisation… Prendre exemple sur le modèle anglo-saxon autour des questions sociales pourrait bien être la voie privilégiée par le gouvernement. Et tant mieux si au passage, c’est bon pour l’esthétique immédiate des statistiques trimestrielles de Pôle Emploi.
Anne-Cécile DEMULSANT
Crédit photo : ACD / Bondy Blog