Vendredi 14 mai, en pleine après-midi Marjorie, 17 ans rend son dernier souffle dans le quartier Hoche à Ivry-sur-seine. Quelques minutes plus tôt, elle est victime d’un coup de couteau en pleine poitrine assené par un garçon de 14 ans, pour une vulgaire « embrouille » que ce dernier avait eu sur les réseaux sociaux avec sa petite sœur.

Quelques jours après, c’est le jeune Mattéo 17 ans qui perd la vie après avoir été poignardé par un adolescent de 16 ans, dans son quartier à Champigny-sur-Marne, dans le Val de Marne. Le 26 février dernier, c’est Aymane, 14 ans, qui meurt après avoir été tué par balles à Bondy. Dimanche 13 juin, un adolescent de 16 ans a perdu la vie, dans la région de Rouen, après avoir reçu plusieurs coups de couteau. Le même jour, c’est un jeune homme de 21 ans qui perd la vie après avoir été tué par balle à Ivry-sur-Seine.

On n’est pas dans les jeux vidéos, combien de mères allez-vous faire pleurer ?

La multiplication de ces drames où des jeunes tuent d’autres jeunes, indigne et désormais inquiète, tant les raisons semblent futiles à l’extérieur des groupes, tant l’âge des concernés baisse aussi. Et face au phénomène le discours dominant accable les parents et prône le tout sécuritaire. « La société n’est pas responsable de tout, ce sont les parents qui ont d’abord un devoir d’autorité », expliquait le ministre Gérald Darmanin, le 23 février dernier avant d’annoncer l’envoi d’une centaine de policiers en Essonne, suite à la mort de deux jeunes mineurs en 24 heures.

Des marches blanches qui se répètent face à une série noire

Les 22 et 23 mai, deux marches en guise d’hommage, se sont déroulées dans le Val-de-Marne. La première pour rendre hommage à Marjorie à Ivry-sur-Seine, la seconde pour rendre hommage à Mattéo à Champigny. Vêtus de jaune pour la jeune fille, de Blanc pour pour l’adolescent, ils étaient nombreux à avoir fait le déplacement, pour témoigner de leur solidarité mais aussi pour dire Stop à cette spirale de violence.

Dès le lendemain du drame, l’une des grandes sœurs de Marjorie avait adressé un message aux jeunes à travers les médias. D’un ton ferme, elle alerte sur la dangerosité du monde virtuel, où les réseaux sociaux jouent souvent le rôle de détonateur. « On n’est pas dans les jeux vidéos, combien de mères allez-vous faire pleurer ? (…) vous n’êtes pas fatigués d’endeuiller les familles ? parce que certes moi je viens de perdre ma petite sœur, on est en deuil, mais les parents de ce petit (l’auteur des coups de couteau, NDLR) aussi … » 

« Ce vendredi-là il y avait beaucoup de monde, beaucoup d’enfants témoins de la scène. Quand je suis arrivé sur place Marjorie était encore vivante… », raconte Mehrez Mraidi conseiller municipal et habitant du quartier Hoche à Ivry où s’est déroulé le drame. « Ça aurait pu être ma fille, mon fils, » poursuit-il, encore ému.

Il y a des responsabilités de l’Etat. Les municipalités n’ont pas de moyens. Les gens se sentent abandonnés, ils en ont marre.

Pour l’Ivryen engagé depuis des années sur le terrain, ce drame est aussi et surtout le produit du désengagement des pouvoirs publics dans les quartiers populaires : « Il y a des responsabilités de l’Etat. Les municipalités n’ont pas de moyens. Les gens se sentent abandonnés, ils en ont marre. Et la crise sanitaire a amplifié ce sentiment d’abandon », explique l’élu.

L’homme déplore le manque de structures, de médiateurs dans les quartiers, de travailleurs sociaux. « Soit ont fait quelque chose rapidement, soit ça va être le feu dans les cités et pas seulement à Ivry. Il faut en urgence des éducateurs de terrains, des animateurs de rue », prévient le quarantenaire.

Pour Isa, éducatrice spécialisée auprès de 15-20ans en Seine-Saint-Denis, les causes sont multifactorielles. Mais l’impact des réseau sociaux est clair. « Je ne peux pas m’empêcher de penser que s’il n’y avait pas eu une telle médiatisation, il n’y aurait peut-être pas eu l’enchainement de drames qu’on a connu ces derniers mois ».

L’éducatrice pointe aussi le manque de reconnaissance de certains jeunes, prêts à tout pour qu’on parle d’eux, même en mal. Une défaillance sociale, qui pousse souvent certains à commettre le pire face à la pression sociale. « Il faut prendre au sérieux cette question de l’honneur, de la réputation. Parce que c’est souvent pour certains adolescents le seul capital qui reste. C’est puissant pour eux, parce qu’ils sont inscrits dans un espace de réputation qui leur offre un statut, une voie d’accomplissement social qui n’est pas celle que prescrivent les adultes telles que l’école, le diplôme, l’emploi stable », expliquait le sociologue Marwan Mohamed, interrogé sur la question le 13 mars dernier.

Nos parents étaient déconnectés de cette réalité. Pendant des années on a mis cette question sous le tapis.

De son côté Adel Amara, acteur associatif à Villiers-sur-Marne dans le Val de Marne et responsable d’une structure jeunesse à Champigny, n’est pas certain d’une augmentation flagrante du phénomène. Avec un collectif citoyen spontané, lui et d’autres habitants ont réussi à endiguer les violences entre les jeunes du quartier des Hautes-Noues (Villiers-sur-Marne) et du Bois l’Abbé (Champigny-sur-Marne), après un travail sur le terrain entamé depuis 2017.

« Je ne suis pas partisan du ‘c’est pire qu’avant’. Ça a toujours existé, c’était juste moins médiatisé. Cependant les bagarres avec armes blanches touchent des enfants plus jeunes. À mon époque les couteaux faisaient leur apparition seulement au lycée. » L’animateur constate lui aussi que les réseaux sociaux ont « changé la donne ». « Tout va beaucoup plus vite. Les réactions sont beaucoup plus rapides.» 

De l’espoir et des perspectives locales sur le terrain

« Quand j’interroge mes jeunes sur leur rêve, la majorité n’en ont pas. Ou alors certains me répondent ‘faire le million’…? déplore Isa, qui regrette les failles institutionnelles et le manque de moyens alloués aux travailleurs sur le terrain.Tous s’accordent sur une responsabilité collective. Et la nécessité de recréer du lien, retravailler le tissu associatif, recréer des infrastructures, et des lieux d’échange.

« Il faut leur dire que la porte est ouverte, car un gamin qui vous respecte ne voudra pas vous décevoir. Être pragmatique et trouver le juste équilibre entre ce qu’ils (les jeunes) aiment et ce qu’on attend d’eux. Par exemple, dans tous les quartiers les jeunes kiffent la moto, mais ça génère des nuisances et des dangers. Il faut leur proposer des terrains où ils peuvent s’entraîner, mais avec des règles. Il faut aussi financer des BAFA, des permis, ouvrir le champ des possibles », insiste Adel Amara.

Selon lui, il y a quand même des points positifs dans la conscience collective : moins de fatalisme et plus d’individus qui se mobilisent à leur niveau, notamment des mamans, voire des institutions. Même si pour lui l’engagement de certaines ressemble plus à de l’affichage qu’autre chose. « Il aussi donner les moyens aux associations de terrain qui font le travail et demander des comptes à celles qui ont pris des sommes de faramineuses par le biais de subventions, mais dont on n’a jamais vu le résultat », tranche Adel Amara.

Beaucoup de ma génération sont désormais parents. Ils ont vécu ça et sont en capacité d’en parler avec leurs enfants.

« Beaucoup de ma génération sont désormais parents. Ils ont vécu ça et sont en capacité d’en parler avec leurs enfants. Nos parents étaient déconnectés de cette réalité. Pendant des années on a mis cette question sous le tapis, aujourd’hui la question est portée dans le débat public », se réjouit le trentenaire.

Face au renfort policier, annoncé par Darmanin après les violences survenues en Essonne en février dernier, Adel Amara en est en est convaincu, le tout sécuritaire est un échec. « Il n’y aucun exemple où ça a fonctionné, alors qu’a contrario, il existe des exemples d’auto-organisation qui ont fait leur preuve. »  Désormais conseiller municipal dans sa ville de Villiers-sur-Marne, le jeune élu insiste sur la nécessité d’investir le champ politique local. « Il faut qu’on ait des élus qui viennent de ces quartiers, qui connaissent ces problématiques, maîtrisent les codes. »

Pour Isa, de la même manière qu’il n’y a pas un mais plusieurs facteurs à ces drames, il n’y aura pas une mais plusieurs solutions pour enrayer l’hécatombe. Elle invite chacun à prendre sa part de responsabilité en tant qu’adulte. « Chaque société rejette toujours la faute sur sa jeunesse, mais quelles alternatives leur propose-t-on ? Quel monde leur a-t-on laissé ? »

Céline Beaury 

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