Mon père aurait pu être écrivain. Bon, il aurait eu besoin d’un nègre, mais le talent était là. Il racontait ses souvenirs avec tant de détails et d’émotions qu’un jour, en rentrant du collège, je lui ai dit « Papa, tu es un peu comme Zola ». Il avait froncé les sourcils : « Comment tu connais Zola tête d’huître? ». Silence. A l’époque, mon père m’avait fait croire qu’il avait écrit- seul et en deux nuits- trois encyclopédies. : « Émile Zola, l’écrivain! ». Il soupira, soulagé : « Je croyais que tu me parlais de Zola, mon collègue Zaïrois qui avait sorti son zizi à la boulangerie».

Mon enfance avait été bercée par les récits du quartier Hached, au Kef. Mon père y était né. Il y avait étudié, grandi, acheté une petite boutique en décembre 1979 qu’il avait revendu en janvier 1980.  Alors, chaque fois que j’y flâne, je ressens un sentiment particulier. J’essaye de me mettre dans la peau de mon père, juste un instant. M’asseoir dans son café préféré, manger dans le restaurant de son meilleur ami, rôder dans la petite rue où il s’isolait pour réfléchir et prendre ses grandes décisions.

Une partie de ma famille – proche ou lointaine- y vit encore. Elle n’a pas bougé, comme le vieux Abdesslem, cousin éloigné de mon père. Il est toujours là, sur sa chaise, à refaire le monde. A déguiser la vérité parce que c’est un vieux filou : « J’ai reçu deux grenades lacrymogènes dans la cour de ma maison pendant la révolution. Je les ai ramassées et les ai jetées sur les flics. Ils m’ont regardé et ils ont compris. Je leur pisse dessus moi et pas qu’un peu…j’ai la prostate flasque moi… ». Un voisin s’était permis de me raconter la vraie version. Abdesslem s’était en réalité couché par terre, non sans avoir précipité son fils dans la cour, en balbutiant un « couche-toi sur les grenades pour sauver Papa fiston. »

Quand Abdesslem me vit arriver, ses yeux se plissèrent. Dans sa chambre à coucher, il gardait toujours une chaise. La mienne, au cas où. Et personne n’avait le droit de s’asseoir dessus. Après les salutations d’usage, je l’ai sortie et puis, on s’est mis à causer. Surtout lui : « Si j’avais mes jambes d’antan, je l’aurais faite cette révolution. On ne peut pas laisser des jeunes sans avenir. A mon époque, j’étais impitoyable. Un incorruptible. Depuis je fais ce que je peux pour les aider ».

A sa manière évidemment. Tandis que les balles sifflaient et que des jeunes cherchaient refuge chez lui lors de l’illustre hiver 2011, il opposa une fin de non-recevoir aux insurgés : « Faîtes pas vos baltringues, mourrez en martyrs. Vous n’avez pas honte. Allez, bonne nuit et pas de bêtises. Vous me remercierez. Tiens Bilel, passe-le bonjour à ton père».

Il y a aussi le vieux Belhassen au quartier Hached, chez qui je faisais toujours un petit détour. Il était venu en France avec mon père à la fin des années 50. Et puis, toujours à la fin des années 50, la nostalgie du pays. Alors, il retourna en Tunisie : « Silazare, Birvilié, Saint-Marcel. Oui, j’y pense parfois ». Saint-Lazare, Aubervilliers, Saint-Michel. Il ne quittait que très rarement son minuscule appartement :

–  Tiens prends-toi une limonade dans le frigo Ramsès! Tu dois avoir chaud !

– Il n’y a rien dans le frigo oncle Belhass!

– Ben fais comme moi! Prends un verre, mets-le devant toi et imagine qu’il y a de la limonade dedans !

Belhassen parlait politique bien avant la chute du régime. Il ne l’avait pas prévu, mais en 2009 déjà, il évoquait le malaise ambiant qui pourrait conduire à un soulèvement « de grande ampleur ». Je m’en souviens comme si c’était hier : « Il suffit d’une petite étincelle pour que l’incapable dégage. Tiens, tu peux regarder s’il reste du papier toilette tant que tu y es. »

Cette fois, je l’avais embêté toute la soirée que nous avions passée ensemble pour qu’en homme avisé, il me fasse un petit topo sur la situation actuelle en Tunisie : « C’est tout neuf pour nous la liberté. Chaque parti, chaque homme politique se croit capable d’écrire une page de l’histoire. Et dans ce cas, c’est toujours le peuple à qui l’on pense en dernier. »

Sa femme lui ayant cuisiné ce qu’elle a surnommé « les haricots fantastiques », il n’a pu finir son exposé. Je ne me souviens pas de grand-chose, seulement que le fils de Belhassen, Seif, traîna son père vers les toilettes en catastrophe, les larmes aux yeux. Mes oreilles sifflaient :

– Aide-moi Ramsès bordel, il est lourd

– Oui, mais arrête de pleurer, c’est juste une diarrhée. Il va s’en tirer. Sèche tes larmes !

– C’est pas l’émotion, c’est l’odeur. Ça attaque aux pupilles!

Seif tapa à la porte des WC, qui étaient occupés :

– Lâchez-moi je suis en train de percer un secret là.

– Papa a bouffé les haricots mec.

Le frère de Seif sortit immédiatement des toilettes. Balbutia une prière. Mais Belhass était déjà tiré d’affaire : « Hbiba [sa femme Ndlr] remets-moi une assiette de tes haricots, je me sens bien. Je ressens un tas de bonnes sensations. ». Moi je m’en allai. Il était 22h. Juste le temps de prendre un dernier café au quartier Hached.

De faire une bise à mon cousin, Hamza, qui avait récupéré le mois dernier l’ancienne boutique de mon père, transformée depuis en business de maintenance d’informatique. De rester là, à contempler la nuit. Les visages, les silhouettes. Les petites maisons aussi. Au quartier Hached, celui de mon père.

Ramsès Kefi

Publié le 27 juillet 2012

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