Le Bondy Blog ouvre ses colonnes à la journaliste Floriane Louison. Pendant quatre ans, elle a arpenté les rues de Creil (Oise) pour Le Parisien. C’est là que Bernard de La Villardière a choisi, entre autres, de poser les caméras de son émission « Dossier Tabou », diffusée dimanche 1er octobre sur M6 et consacrée au harcèlement sexuel. Le reportage, sensationnaliste, a laissé des traces.  

« À Creil, le plus dur, c’est de trouver des sujets ». Voilà comment on m’avait présenté la ville lors de mon entretien d’embauche au Parisien, en 2012, pour la rédaction locale de cette ville. Une ville moyenne, 35 000 habitants, périurbaine, terminus du RER D où il ne se passait pas grand chose. Au final, elle racontait si bien la société française que j’en ai fait un livre. Mais, c’est vrai, Creil a quelques chose d’immobile. Mêmes visages aux mêmes cafés, mêmes histoires qui se répètent et se ressassent jusqu’à en connaître les moindres détails. Ses jours filent tranquillement, un peu à l’identique, dans un quotidien ordinaire fait des mêmes choses que n’importe quelle autre ville de France. Et pourtant, régulièrement, les caméras débarquent.

« Tous les jours, il y avait des caméras à Creil. On était gamin, on ne comprenait rien, on courait après les caméras »

La première fois, c’était en 1989. Leila, Samira et Fatima, trois collégiennes du collège Gabriel Havez de Creil demandent à porter le voile en classe. Le principal refuse. Elles tiennent tête et il décide de les expulser de l’établissement. Le fait divers tourne à la polémique nationale. « Tous les jours, il y avait des caméras à Creil, décrit Malik, un Creillois, collégien à Havez en 1989. On était gamin, on ne comprenait rien, on courait après les caméras. C’était à qui passe au JT le soir. Cela a laissé des traces ». Quelques années pus tard, ces caméras reviennent pour filmer les « Chausson ».

En 1992, Renault et Peugeot, les deux actionnaires de cette usine automobile creilloise décide de fermer le site pour des raisons stratégiques. Pas économiques. Pour s’épargner une grève ingérable, ils décident de cacher cette décision aux 2 500 salariés, et de la dérouler par tranches de plans de licenciements successifs pour, officiellement, « sauver l’usine ». Les premières lettres de licenciement tombent en janvier 1993. La direction avait demandé aux contremaîtres de désigner les noms des premiers condamnés et de leur annoncer eux-mêmes sur la ligne de montage. Il fallait faire disparaître un ouvrier sur deux pour le bien de tous. Une fois l’ordre exécuté, les chefs d’atelier ont été convoqués par la direction. À leur tour, la moitié d’entre eux a été licenciée. Quand, un an plus tard, les ouvriers découvriront la vérité, l’humiliation et la colère explosent, offrant aux caméras des images particulièrement spectaculaires de révolte ouvrière. Les licenciés envahissent la Bourse, le plateau du JT de France 2, des ministères, des stades de foot. Ils prennent d’assaut un train, bloquent l’autoroute A1, saccagent l’hôtel des impôts de Creil. Ils passent à la télé et l’usine fermera en laissant des cicatrices qui ne se sont toujours pas refermées.

« Osez Creil »

Quelques mois après mon arrivée à Creil, les images qui tournaient partout, c’étaient celle d’une évasion. En avril 2013, un braqueur, Redoine Faid, se fait la belle d’une prison de Lille, après avoir pris des gardiens en otage et fait sauter cinq portes à l’explosif. L’évasion est filmée et diffusée dans les médias. Ce Creillois, qui avait toujours cherché la lumière, au point de construire sa vie comme un film, d’en écrire un livre et de faire la tournée des plateaux télé pour raconter une vie de « braqueur des cités », avait bouclé son scénario. « C’est bon, il a gagné son césar du meilleur braqueur ! » ironise t-on ce jour-là dans les discussions creilloises de comptoir. Creil avait sa troisième étiquette : « grand banditisme », accolée à « affaire du voile » et à « casse industrielle ». Cette année, la mairie a dû lancer une campagne de com’ : le slogan « Osez Creil » a été placardé sur tous ses panneaux d’affichage, c’est dire où en est sa réputation…

En attendant, les ingrédients sont réunis à Creil pour filmer sur tout et n’importe quoi. Il y a eu des docu sur la « violence ordinaire », « les nouveaux caïds des cités », « le voile » etc. Cette fois, c’est le harcèlement sexuel. Dimanche dernier, « Dossier tabou », diffusé sur M6, a consacré son émission sur ce sujet. Son propos : une régression préoccupante de la place des femmes dans l’espace public. Des femmes témoignent d’agressions, d’injures, de pression, de regards, de réflexions constantes. C’est un record d’audience. Bernard de La Villardière fait un tour de France de la question et s’arrête pour une séquence à Creil. Plus précisément dans le quartier du Plateau où les femmes ne pourraient même pas boire un café tranquillement.

« Dossier Tabou », un reportage « hyper violent pour les habitants » qui pose un constat « réel » mais stigmatisant

L’émission suit une association locale de médiation sociale, « Interm’aide », qui mène, notamment, des actions pour que les Creilloises réinvestissent l’espace public. Elles organisent des marches à travers la rue ou s’installent au café entre femmes. Ses militantes connaissent parfaitement le quartier et ses problématiques. Elles ont parlé longuement aux journalistes de M6. Et pour elles, toutes les clés de compréhension ont été coupées au montage. Résultat, elles se sentent manipulées par un reportage qu’elles décrivent comme « hyper violent pour les habitants« , qui pose un constat « réel » mais stigmatisant, sans rien expliquer.

Creil est divisée en deux. En bas, il y a la gare, les rails qui longent ses usines à moitié en friche. Et en haut, les HLM qui ont été construits dans les années 60 sur les propriétés des riches familles Rothschild et Rouher. Elles avaient investi, en bas, sur le chemin de fer et l’essor industriel, et vendu, en haut, pour héberger la main d’œuvre. Et puis, les usines ont fermé et les grands-ensembles – 80% de la population de la ville – ont bien du mal à se reconvertir en autre chose qu’en l’accueil des plus pauvres, rejetés toujours plus loin par la gentrification de Paris et de sa proche banlieue.

Dunant, rue télégénique de Creil et bonne cliente pour un reportage sensationnaliste

Plus précisément, les caméras – cachées – de M6 ont choisi la rue Henri Dunant. C’est vrai que c’est la plus « télégénique » de la ville. Si vous voulez des images de « quartier « , c’est ici. Surtout depuis que la rénovation urbaine a lissé l’allure générale du Plateau. Dans le reportage, elle est présentée comme une « rue commerçante ». La réalité, c’est que c’est un point de deal, un des plus importants du département. D’ailleurs, personne ne compte le démanteler. À Dunant, le revenu médian des 3 300 habitants s’élève à 500 euros par mois. Les 10% les plus pauvres vivent avec moins de 200 euros mensuels, c’est-à-dire deux fois moins que le seul budget alimentation moyen des Français. Le chômage atteint 50%. Toutes les autres statistiques sont alarmantes. Les écoles du quartier par exemple – situées en éducation prioritaire – laissent, chaque année, sortir du système scolaire un gamin sur deux à 16 ans, sans aucun diplôme. Certains s’en sortent, beaucoup s’enlisent et le trafic arrange tout le monde. Comme l’expliquait un policier, au cours de mon enquête, « tant que le business tient la cité, tant qu’il peut prospérer, le quartier est un peu près tenu. Alors, on laisse faire, dans une certaine mesure ».

Dunant, c’est un km2, pas représentatif de Creil, mais l’endroit est » bon client » pour un reportage sensationnaliste, facile à transformer en carte postale de « cette banlieue perdue pour la République ». Vous avez le trafic, les HLM, la misère sociale, la galère, les hommes qui tiennent les murs… Les caméras n’y sont pas les bienvenues. Les journalistes viennent donc, souvent, en caméra cachée. Visages inconnus, ils sont vite repérés. Regards de travers, suspicion, ils sont aussi vite écartés. Le temps de capter quelques images et quelques phrases lancées à la volée auxquelles il est possible de faire dire n’importe quoi : en l’occurrence, dans le « Dossier Tabou » de dimanche dernier, des femmes qui seraient interdites dans les cafés de Creil pour des raisons religieuses ou culturelles, selon les propos recueillis par les journalistes de M6. Un propos d’autant plus facile à tenir, ici, rue Henri Dunant où sont concentrées toute les mosquées. À Creil, la politique urbanistique est de circonscrire le culte musulman dans ce rayon de quelques centaines de mètres au cœur du Plateau.

Non, les cafés creillois ne sont pas « interdits » aux femmes 

Pendant quatre ans, j’ai été journaliste à Creil. Pour le localier, le journalisme commence au café. C’est là où se font la plupart des interviews. C’est un endroit, parmi d’autres, où l’on ressent la ville, ses préoccupations, ses doléances, ses rumeurs, ses blessures et ses énergies. Femme, jeune et journaliste, j’ai bu, au moins, des centaines de café dans les cafés de Creil. En bas, en haut, au Plateau, à Dunant. Il s’agit de mon expérience, elle ne représente que cela. Elle dit tout de même une chose : les cafés creillois ne sont pas « interdits » aux femmes.

Souvent, oui, il n’y a pas ou peu de femmes dans les cafés du Plateau. Comme dans un certain nombre de cafés, en général. La rédaction locale du Parisien, où je travaillais, couvre tout le département de l’Oise. De Creil au Plateau picard, le café du coin est un environnement masculin. À Dunant, c’est aussi un environnement enfumé, de chaises en vrac, de paris et jeux de carte au milieu du trafic, qui n’appelle pas forcément à la détente entre amis ou en famille.

L’égalité entre les femmes et les hommes, la place des femmes dans l’espace public, le harcèlement sexuel, ce sont des vrais sujets à Creil et ailleurs. À Creil, il y a des tas d’endroits, de militants, de Creilloises et de Creillois qui travaillent et réfléchissent sur ces questions. Par exemple, à 350 mètres de la rue Henri Dunant, 2 500 femmes passent chaque année chez « Femmes sans frontière », une association installée depuis 34 ans sur le Plateau. Au départ, elle avait été créée pour les femmes immigrées qui avaient rejoint leur mari embauché à la chaîne.

Femmes sans frontière, une association respectée dans le quartier

« Dans les années 50, les usines creilloises peinaient à trouver de la main d’œuvre. Elles sont parties la chercher dans les colonies. Chez Chausson, par exemple, en 1993, 40% des ouvriers sont immigrés, recrutés via des filières de recrutement« , explique Pascal Depoorter, sociologue du travail, chercheur à l’université de Picardie, auteur d’une thèse sur l’usine Chausson de Creil. Dans l’usine, on apprenait aux hommes une liste de cent mots « utiles » pour leur vie laborieuse : presse, coulisseau, pompe à huile… Mais personne n’avait jamais pensé à apprendre quelque chose à leurs épouses. « Femmes sans frontière a été mise en place pour leur apprendre le français », explique Fatima, la coordinatrice de l’association. Aujourd’hui, il y a toujours des cours de français pour les femmes, et aussi des ateliers permis de conduire, travail, santé, parentalité, informatique. L’association travaille sur l’égalité homme-femmes, les discriminations sexistes, les violences… Une liste interminable et un travail de fond respecté dans le quartier.

La réalité des problématiques des Creilloises sont ici, bien davantage que sur la rue Henri Dunant. La coordinatrice Fatima a 60 ans, dont 43 passés à Creil. Une journée ordinaire pour elle, c’est ça : premier rendez-vous, une mère célibataire qui ne s’en sort plus. Une fois qu’elle a tout payé, il lui reste cent euros pour vivre. Elle vient pour lui demander de l’aide pour trouver des heures de ménage et des solutions de garde pour ses enfants. Il y en a pas assez à Creil. La deuxième est en conflit avec son ex‐époux qui n’a jamais payé les pensions alimentaires après leur divorce. Il y a eu une décision de justice mais ça n’a rien changé. La suivante est en larmes. « J’ai été mise à la porte par mon propriétaire, je ne sais plus quoi faire ». Entre‐temps, il y a eu une urgence : une femme, victime de violences conjugales. Fatima qui lui explique ses droits, les premières démarches, comment cela va se passer pour les enfants… « Il y a deux ans, nous avions 12 000 euros pour les violences faites aux femmes, au titre de la politique de la ville. Aujourd’hui, c’est 4 000″, précise t-elle. À 18 heures, la structure ferme, elle s’apprête à partir, mais une ado se présente à l’accueil, tétanisée. Elle a mis plusieurs jours à venir, et met encore un certain temps avant de dire le mot. Viol. C’est l’association qui s’occupera de toute la prise en charge.

« Au fond, tout le monde s’en fout des femmes, de l’égalité. On pointe les problèmes pour pointer du doigt une partie de la population »

Pour fonctionner cette année, il manque 45 000 euros dans les comptes de l’association, explique Faiza Boudchar, la présidente de « Femmes sans frontière ». Deux emplois sur les cinq de l’association sont financés par le dispositif Emploi solidaire. « Il disparaît et on ne sait pas du tout comment les financer autrement. Nous avons déjà fait des économies sur tout, jusqu’à changer de fournisseur internet pour payer notre abonnement moins cher. On est toutes à trente heures alors qu’on en fait largement cinq de plus ». L’asso s’en sort grâce à la solidarité du quartier. Par exemple, tous les mois, elles organisent un « couscous solidaire ». Les commerçants du Plateau donnent : de la viande, de la semoule et des légumes, et les adhérentes se mettent aux fourneaux. La structure vend la barquette 10 euros pour renflouer les comptes. « Il y a beaucoup de volonté, de solidarité des habitants pour nous aider et heureusement parce que sur ces questions, il n’y a pas grand monde pour nous aider. Il est là le sujet. Au fond, tout le monde s’en fout, des femmes, de l’égalité, de donner une chance à tout le monde. Personne ne cherche à comprendre, ni à trouver des solutions. On pointe les problèmes pour pointer du doigt une partie de la population et nous, on fait le sale boulot avec de moins en moins de moyens et de plus en plus de bâton dans les roues ».

Les caméras débarquent à Creil et puis s’en vont. Moi, je suis restée. C’était mon job. Journaliste locale à Creil, au bureau, sur le terrain, pour un café, au déjeuner… À Creil, chaque jour et chaque article écrit pour Le Parisien m’était, la plupart du temps, commenté en direct. Les personnes interviewées, je les recroisais dans les rues. Une info manipulée ou mal vérifiée, et, tout simplement, il serait devenu impossible de continuer à travailler, à interviewer, enquêter et écrire au quotidien sur la ville. Tout cela m’a appris mon métier, ce lien direct avec son lectorat. À chaque reportage « choc », parfois même à cause de sujets dans mon journal, il a fallu regagner la confiance, sans quoi là aussi, le travail est impossible. J’ai fini par connaître ses rues, ses cafés, ses petites et ses grandes histoires. Elles ont commencé à faire sens, à se lier entre elles, à raconter quelque chose de profond. J’ai fini par aimer cet endroit au point où j’y suis retournée après avoir quitté Le Parisien pour continuer mes reportages en indépendante. Creil raconte tant de choses si loin des caricatures qui en sont souvent faites, tant de chose au-delà de sa rue Henri Dunant, et ses habitants peuvent en parler pendant des heures.

Floriane LOUISON

Auteure de « Des gens à parts, enquête à Creil, terminus de la banlieue, publié en septembre 2017 aux éditions du Seuil.

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