#LESBÂTISSEURS L’un est Juif d’origine tunisienne, l’autre est Iranien et a dû quitter son pays en 1979. Ensemble, ils ont fondé le cabinet Cohen Amir-Aslani, réputé internationalement. Depuis cinq ans, les deux avocats ont mis en place « la Grande Famille », un dispositif pour livrer les clés de leur réussite à des jeunes de Seine-Saint-Denis. Portraits croisés. 

Certains s’étonnent de les voir associés. Pourtant, eux deux n’ont pas hésité à travailler ensemble. Gérard Cohen et Ardavan Amir-Aslani se sont connus dans les années 90, dans le cadre d’une affaire de capital-investissement… qui les opposait. « On s’est tout de suite bien entendu, amicalement et professionnellement », précise Gérard Cohen.

Résultat : peu de temps après, Ardavan quitte son cabinet pour rejoindre Gérard. C’était en 1997. Depuis, les deux avocats ne se sont plus lâchés. Ils sont aujourd’hui à la tête de l’un des plus prestigieux cabinets d’avocats d’affaires de la place parisienne, sis au 45 de la très chic avenue Montaigne, à deux pas des Champs Elysées.

« Notre association, celle d’un Juif et d’un Iranien, a toujours surpris tout le monde »

« Notre association, celle d’un Juif et d’un Iranien, a toujours surpris tout le monde », assure Gérard Cohen. « On s’est rendu compte qu’on était différent dans le regard de stupéfaction et d’étonnement des autres. Et ça continue avec l’actualité qui ne cesse de mettre en conflit Iran et Israël, Juifs et Musulmans« , ajoute Ardavan Amir-Aslani.

Plus jeune, Ardavan voulait être diplomate. S’il est finalement devenu avocat, il n’a pas délaissé sa passion pour la géopolitique. Spécialiste du Moyen-Orient et des relations internationales, il est l’auteur de plusieurs essais et ouvrages, souvent en rapport avec son pays d’origine, comme « Iran et Israël : Juifs et Perses« . Plus récemment, il a aussi écrit sur « L’âge d’or de la diplomatie algérienne » ou encore « Arabie-Saoudite, de l’influence à la décadence ».

Ardavan Amir-Aslani dans son bureau parisien le 23 janvier 2018

« Celui qui diffère de moi loin de me léser m’enrichit »

Au sein du cabinet « Cohen Amir-Aslani », Ardavan travaille principalement sur des affaires en lien avec le droit des contrats et des contentieux, sur des enjeux internationaux qui mettent en scène des Etats. Gérard Cohen se penche plus sur des dossiers français en rapport avec le droit des sociétés et impliquant de grandes entreprises, souvent membres du CAC 40. « Gérard a un esprit très fin. C’est un grand stratège, avec une vision toujours à très long terme, pour le cabinet comme pour ses clients« , indique Ségolène Dugué, la directrice générale du cabinet. « Ardavan est moins modéré dans ses propos et plus imposant. Il joue beaucoup plus sur le verbe et l’éloquence, avec lesquels il a des facilités. Il sait comprendre vite les enjeux et rassurer les clients », détaille-t-elle.

Finalement, par leurs compétences et leur tempérament, les deux avocats semblent se compléter. « Ils sont très complices. Ils ne travaillent pas sur les mêmes dossiers mais échangent beaucoup leurs points de vue », précise Ségolène Dugué. Installé dans un des confortables canapés en cuir noir du cabinet, Maître Amir-Aslani cite opportunément Antoine de Saint-Exupéry : « Celui qui diffère de moi loin de me léser m’enrichit ».

Vendeur dans des librairies et veilleur de nuit

Arrivé en France à l’âge de 14 ans, sans parler un mot de français, il a dû fuir la révolution iranienne avec sa mère et son frère. Son père resté au pays, demeure interdit de sortie du territoire. Originaire d’une famille aisée, il a fait ses études à l’American School of Paris, à Saint-Cloud, avant d’obtenir un doctorat de droit à l’université Panthéon-Sorbonne. Gérard Cohen, de neuf ans son aîné, est quant à lui né en Tunisie en 1956. Il a grandi depuis l’âge de 4 ans dans l’est parisien, entre le 19ème et le 20ème arrondissement. « C’était un milieu très mélangé socialement et culturellement. Il n’y avait pas de souci à l’époque, on vivait ensemble sans se poser de question« , raconte-t-il.

Pendant ses études, qui lui ont permis de décrocher une maîtrise de droit à la Sorbonne et un DESS (équivalent du master) de fiscalité internationale à Dauphine, Gérard Cohen a continué à travailler comme vendeur dans des librairies et chez des disquaires. Même nécessité de se débrouiller pour Ardavan Amir-Aslani qui a travaillé de son côté comme veilleur de nuit dans un hôtel, près des Buttes-Chaumont. Depuis toujours, les deux ne comptent pas leurs heures.

La Grande Famille pour renvoyer l’ascenseur

Tous deux s’estiment néanmoins chanceux d’avoir connu une telle réussite. « On a beaucoup reçu. On s’estime en situation de dette vis-à-vis de la société, de la France », confie Maître Amir-Aslani. C’est pourquoi, Gérard Cohen et lui n’ont pas hésité quand leur directrice de cabinet, Ségolène Dugué, a suggéré de mettre en place la Grande Famille. Le principe du dispositif : donner un coup de pouce à des jeunes de Seine-Saint-Denis étudiant dans trois IUT du département : à Villetaneuse, Bobigny et Saint-Denis.

Les étudiants lauréats de « La grande famille » réunis dans le 8ème arrondissement en octobre 2016

Chaque année depuis 2013, cinq lauréats, sélectionnés sur la base d’une vidéo de présentation et de deux oraux, bénéficient ainsi d’une bourse de 3 000 euros mais aussi d’un stage au sein du cabinet. L’occasion pour eux de découvrir un nouvel univers et de côtoyer de grands avocats d’affaires. « C’est une chance que je n’aurais pas pu avoir par ailleurs », estime Hassannatta Kamagate, une lauréate de 18 ans habitant Sarcelles.

Pendant deux ans, chaque étudiant a une marraine ou un parrain dans le cabinet, qui compte aujourd’hui quarante membres dont dix travaillent au bureau ouvert à Téhéran. « Au moindre problème, il y a toujours quelqu’un pour nous aider. Le plus profitable pour nous, c’est qu’ils nous ouvrent leur réseau. On est invité à des soirées, à des remises de prix« , raconte Whalid Allam, 21 ans, lauréat en 2016.

« Ce plafond de verre, notre cabinet le brise »

Le réseau, c’est justement ce qui a fait défaut à Ardavan Amir-Aslani, à ses débuts. « Je n’ai jamais effectué de stage dans ma vie. Pour trouver un travail, j’ai envoyé 400 CV. J »ai décroché qu’un seul entretien et ça a été le bon« , se souvient-il. Gérard Cohen et lui affirment leur attachement à la France, à la République. « La grande chance dans ce pays, c’est que l’école publique est gratuite, laïque et obligatoire« , souligne Gérard Cohen. Mais tous deux ont bien conscience que ce n’est pas toujours facile, surtout quand des jeunes subissent des discriminations liées à leurs origines ou parce qu’ils habitent le 93.

Avec la Grande Famille, les deux avocats veulent aider les étudiants à croire en eux. « Et à ne pas accepter un non comme réponse, à oser pousser les portes« , insiste Maître Amir-Aslani. Ils ont pu constater que beaucoup s’auto-limitaient, n’osaient pas assumer leurs ambitions. « Ce plafond de verre, notre cabinet le brise », s’exclame l’avocat franco-iranien en fermant le poing. Et les résultats semblent là. « Gérard Cohen m’a beaucoup aidé par ses conseils juridiques et pour avoir confiance en moi. Grâce à eux, je me suis dit que je pouvais y arriver », estime Lisa Bernard, ancienne lauréate et filleule de Gérard Cohen, qui poursuit ses études de droit à Paris 8.

Gérard Cohen dans son bureau parisien le 23 janvier 2018

Des journées de douze heures minimum

Le cabinet d’avocats veut transmettre aux jeunes les clés de la réussite. « La société française est particulièrement fermée pour ceux qui n’ont pas le bon vocabulaire, les bons codes« , reconnaît Ardavan Amir-Aslani. Les lauréats rencontrent donc très vite un spécialiste de l’image pour les conseiller. « Les garçons ont tous eu un costume et les filles un tailleur offerts lorsqu’on a visité l’Assemblée nationale« , précise Lucas Beseme, lauréat en 2016, année où le président du Palais-Bourbon de l’époque, Claude Bartholone, était le parrain de la promotion. « On les emmène aussi chez le coiffeur. On veut communiquer un état d’esprit« , indique Gérard Cohen.

Les étudiants ont droit à des sorties culturelles, à l’opéra, au théâtre, et sont même invités à manger au Fouquet’s. Mais derrière le faste et les dorures, Ardavan Amir-Aslani et Gérard Cohen n’oublient pas de rappeler la base. « La notion de travail est fondamentale. Nous avons beaucoup travaillé et nous continuons à beaucoup travailler« . Leur quotidien, c’est minimum douze heures au bureau ou en déplacement. Et les repas s’effectuent souvent avec des clients ou des prospects.

Reste que le travail et le stress n’entament pas la bonne humeur des deux avocats. Gérard Cohen parle avec douceur. « Sa parole est très précieuse et écoutée. C’est le guide, le grand sage », ajoute Ségolène Dugué. Quant à Ardavan Amir-Aslani, « il a beaucoup d’humour », assure Lucas Beseme, qui a la chance d’être son filleul au sein de la Grande Famille. Des qualités qui font la réussite d’un dispositif original.

Thomas CHENEL

Crédit photo : Nick PAULSEN

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