Le Bondy Blog : Plusieurs enseignants du lycée Utrillo se sont mis en grève pour protester contre la nomination d’un ancien gendarme comme proviseur adjoint en charge de la sécurité. Vous soutenez la grève. Pourquoi ?

Azzedine Taïbi : Au début, ce n’était pas forcément un mouvement de grève. C’était une action d’alerte des enseignants quand ils ont appris l’affectation d’un proviseur adjoint en charge de la sécurité. Il faut savoir que c’est un établissement où il n’y a aucun problème de violence à l’intérieur. Le taux de réussite au bac est de 82% avec le peu de moyens qu’ils ont. Nous avons besoin de policiers et de moyens de sécurité à l’extérieur de l’établissement mais pas à l’intérieur. On ne doit pas laisser la police s’ingérer dans les affaires de l’éducation nationale, tout comme on ne doit pas laisser l’éducation nationale s’ingérer dans les affaires d’un commissariat. La réponse qui a été apportée est complètement inappropriée. Avec les enseignants et les parents d’élèves, on se bat, depuis des mois, pour demander le remplacement des enseignants, celui des assistants d’éducation et pour renforcer le personnel ATOSS. Rien n’a été fait à ce niveau. La seule réponse qui nous a été faite, c’est cette nomination.

Le Bondy Blog : Vous avez rencontré ce proviseur adjoint. Vous avez pu échanger avec lui. Comment ça s’est passé ? Comment vit-il votre désaccord par rapport à la situation et celle des enseignants ?

Azzedine Taïbi : Je suis venu le saluer. Je me suis présenté. Je pense qu’il a été très touché que je vienne à sa rencontre. Il a donc été très rassuré. Dès le départ, je lui ai expliqué que ce n’était pas lui qui était visé en tant que personne mais plutôt la méthode. Je lui ai fait savoir, en revanche, que j’avais besoin de lui à l’extérieur, dans les quartiers, pour travailler le lien avec les services de police, de justice et de l’Education Nationale. Il ne m’a pas trop répondu. Il a tout de même cherché à me convaincre de son utilité. Il s’est clairement présenté comme adjoint en charge des questions de la sécurité. Pourtant, quand j’ai rencontré le directeur départemental de l’inspection académique, il m’a assuré qu’il n’aurait pas uniquement un rôle lié à la sécurité. Le seul problème, c’est qu’en terme de communication, dès le départ, ce proviseur adjoint a été présenté comme tel. Résultat, les gens s’inquiètent, cela stigmatise le lycée et la réussite et la richesse de l’établissement sont mises de côté. Je ne sais pas s’il est titulaire du concours de proviseur adjoint mais il est prévu qu’il bénéficie d’une formation. J’ai demandé à ce qu’on organise une table ronde avec l’ensemble des partenaires pour trouver une solution.

Le Bondy Blog : Considérez-vous qu’il y eu amalgame sur la situation ?

Azzedine Taïbi : Oui bien sûr. Nous ne sommes pas dans des camps opposés, je me devais d’intervenir. Par contre, je ne suis pas pour des solutions sécuritaires mais de sécurité et de tranquillité. Je regrette que cette affaire ait été médiatisée. Il fallait répondre et c’était mon devoir de le faire. De plus, je ne pouvais pas prendre le risque que certains propos soient détournés. J’ai été alerté par les enseignants de la nomination de ce nouveau proviseur adjoint, avant même que cela se sache au niveau des médias. Comme cela fait des mois, voire des années, que l’on se bat pour avoir plus de moyens et que la solution proposée n’est pas adaptée, je devais réagir.

Mettre des policiers à l’école c’est une fuite en avant et un aveu d’échec. Il n’y a pas de fatalité à se dire que l’Education Nationale et nos écoles doivent être des lieux protégés

Le Bondy Blog : Qu’en est-il du travail effectué avec le conseil local de prévention de délinquance pour traiter de la violence aux abords des établissements et aussi dans les quartiers ?

Azzedine Taïbi : Il pourrait vraiment obtenir des résultats intéressants. Le problème que nous rencontrons est toujours le même : le manque de moyens. On a un référent justice, police et éducation mais il est complètement débordé et aurait besoin d’être soutenu et renforcé. Ca pose de réelles difficultés. On a du mal à avoir des réponses claires de la part des autorités, de la préfecture et du rectorat pour solutionner les problèmes rencontrés au lycée Utrillo, comme les remplacements de professeurs et d’assistants d’éducation. C’est un manque de moyens humains donc d’argent . Il y a une forme de mépris. Nous travaillons beaucoup avec le tissu associatif et ce sont des gens qui n’ont pas beaucoup de visibilité. Donc finalement, mettre des policiers dans l’école c’est un peu une fuite en avant et un aveu d’échec. Il n’y a pas de fatalité que de se dire que l’Education Nationale et nos écoles doivent être des lieux protégés.

Ce n’est pas parce que dans une ville, il y a 50 ou 60 % de logements sociaux que c’est forcément un handicap. Le vrai problème, c’est la situation sociale et économique que subissent les habitants

Le Bondy Blog : Certains de vos détracteurs blâment une « complaisance » de la part des autorités qui aurait contribué à aggraver la situation actuelle, avec la mise en place, par exemple, d’une trop grande proportion de logements sociaux. Que répondez-vous à ce genre de critiques?

Azzedine Taïbi : Je m’inscris totalement en faux avec ce genre d’arguments. C’est très facile de pointer du doigt les élus ou de rejeter la faute sur des maires qui se battent et qui ne sont pas responsables de la situation sociale catastrophique. Il y a des équipes municipales, des associations qui combattent les inégalités, depuis de nombreuses années, dans des villes où, effectivement, il y a du logement social. Ce n’est pas parce que dans une ville, il y a 50 % ou 60 % de logements sociaux que c’est forcément un handicap. Le vrai problème, c’est la situation sociale et économique que subissent les habitants. Et ces détracteurs qui pointent la responsabilité locale, ce sont eux qui ont favorisé le fait que l’on concentre les difficultés dans les mêmes endroits et que la République soit à deux vitesses.

Nous refusons l’idée que c’est une fatalité, que nos territoires sont condamnés à être considérés hors de la République

Le Bondy Blog : Dans la tribune que vous avez co-écrite avec vos homologues de Bondy et de L’île-Saint-Denis, Sylvine Thomassin et Mohamed Gnabaly, vous avez parlé d’une « Tiers-France » que vous refusez d’être. Que vouliez-vous dire par là ?

Azzedine Taïbi : Ce qu’on a voulu dire concrètement par le terme « Tiers-France », c’est que c’est malheureusement le cas. On refuse que notre territoire soit oublié de la République, ce qui est le cas dans beaucoup de domaines. Aussi, sur la manière dont les habitants des villes et quartiers populaires subissent des injustices et des discriminations en permanence. Nous refusons l’idée que c’est une fatalité, que nos territoires sont condamnés à être considérés hors de la République. C’est un cri de colère et un cri d’alarme auprès des institutions et en particulier auprès du gouvernement et de l’Etat. On se sent méprisé, oublié à tout point de vue, dans un territoire où il y a, malgré tout, des réussites. Il y a des atouts et des richesses humaines incroyables et parfois je me demande comment ces gens, ces jeunes, réussissent à s’en sortir, alors qu’en fin de compte la République et le droit d’égalité ne s’appliquent même pas dans nos territoires. Alors, je le dis depuis très longtemps et je ne suis pas le seul, ma collègue de Bondy le dit, aussi, à sa manière tout comme le maire de l’Ile-Saint-Denis mais on passait pour des élus toujours en colère, toujours en train de critiquer. Et là, il y a quelques mois, j’ai pris connaissance du rapport parlementaire rédigé par deux députés qui ne sont même pas de la Seine-Saint-Denis ni de ma sensibilité politique. Le constat se porte sur une rupture d’égalité très claire concernant l’éducation, la police et la justice. Cela conforte ce que l’on dit depuis trop longtemps.

J’ai mis sur pied un groupe de travail pour démontrer en quoi les inégalités vécues par les habitants ont un impact concret. Cette étude permettra de mettre des chiffres précis

Le Bondy Blog : Il y a un mois vous participiez à la réunion de 18 parlementaires de Seine-Saint-Denis, tous bords confondus à la bourse du travail de Bobigny. Le but : dénoncer ces inégalités dans le 93. Faut-il miser sur ce genre de démarches pour améliorer la situation du département ?

Azzedine Taïbi : Ce jour-là, j’ai pris la parole en improvisant un point presse. Ca n’a d’ailleurs pas été très bien perçu par les parlementaires, même si j’ai un bon relationnel avec eux. Mais j’ai estimé, avec mes homologues de Bondy et de l’Ile-Saint Denis, que c’était l’occasion que des maires s’expriment. En réalité, les parlementaires ne sont pas forcément sur le terrain. Nous, nous sommes en première ligne. Donc cette rencontre était une bonne occasion. Nous avons été invités mais pas associés. J’en ai donc profité pour dire que ce rapport confirmait que la Seine-Saint Denis était oubliée de la République. C’est à partir de là que j’ai très rapidement sollicité mes homologues. Je ne voulais pas faire comme en 2014 où j’avais fait grève. J’ai voulu taper plus fort. Ce sera la première fois que des maires vont porter plainte contre l’Etat.

Le Bondy Blog : Votre homologue de Sevran a démissionné l’année dernière. Vous avez décidé de porter plainte contre l’Etat. Pourquoi?

Azzedine Taïbi : Oui… Et en même temps je comprends la décision de Stephane Gatignon. Je ne la partage pas mais je comprends qu’on en soit arrivé à démissionner, au bout de 17 ans. Pour autant, je pense qu’on n’a pas le droit de baisser les bras. Nous attendons de nos revendications que la force publique et les missions régaliennes de l’Etat s’appliquent de manière égale et équitable sur le territoire de la Seine-Saint-Denis. On en a assez des plans de rattrapage, des politiques spécifiques et prioritaires ou encore des politiques de la ville. On demande simplement l’application du droit commun, c’est-à-dire l’égalité républicaine. Ca peut se faire, contrairement au discours ambiant qui consiste à dire que la dépense publique est trop importante. Ce n’est pas le cas, au contraire, elle est même inférieure à certains départements. Un habitant de Seine-Saint-Denis a le droit d’avoir des policiers au même titre que n’importe quel territoire en France. Il a le droit aussi d’avoir un enseignant devant chaque classe. Celui d’avoir des juges. Cette politique met des enfants en danger, par exemple, ceux qui sont censés être suivis par l’Aide sociale à l’enfance. On demande juste le rétablissement du droit républicain.

Cette plainte contre l’Etat, c’est un coup de projecteur car parfois cela doit passer par des coups médiatiques. Mais si on le fait, c’est avant tout pour la population

Le Bondy Blog : Votre plainte, c’est une forme de coup de projecteur sur ce territoire autrement invisibilisé ?

Azzedine Taïbi : Ce département a beaucoup de visibilité mais pas forcément de façon positive. Ce qui est regrettable car ce département, c’est là où il y a le plus d’entreprises créées. Les plus grands sportifs et beaucoup d’artistes sont originaires de Seine-Saint-Denis. C’est un vivier extraordinaire. Alors, appuyons-nous dessus, pour accompagner les jeunes et les moins jeunes. Oui, cette plainte contre l’Etat c’est, d’une certaine manière, un coup de projecteur car parfois cela doit passer par des coups médiatiques. Mais si on le fait, c’est avant tout pour la population. Pour ma part, je n’en ai pas besoin.

Le Bondy Blog : Comment travaillez-vous sur cette plainte contre l’État ?

Azzedine Taïbi : J’ai mis sur pied un groupe de travail pour démontrer en quoi les inégalités vécues par les habitants, au quotidien, ont un impact concret. Ce groupe est composé de juristes, d’économistes, de chercheurs. Un avocat a été mandaté aussi. L’idée c’est que cette plainte s’appuie sur un rapport précis, chiffré qui, nous l’espérons, sera rendu courant mars ou avril 2019. Cela permettra de ne pas rester dans la généralisation et la stigmatisation.

Le Bondy Blog : Est-ce une démarche que vous avez menée en concertation avec d’autres maires ?

Azzedine Taïbi : Bien sûr. Au départ, j’avais cette idée-là. Je l’ai partagée avec mes deux collègues et ils ont trouvé l’idée extraordinaire. Chacun pourra faire des actions de son côté, en temps voulu, qu’il pourra décliner dans sa ville, en fonction du contexte mais là, l’idée c’était d’aller beaucoup plus loin. Par ailleurs, j’ai pu constater que trois jeunes, anciens lycéens d’Epinay-sur-Seine, avaient eux aussi, de leur côté, engagé une action contre l’Etat pour discrimination. C’est très bien, très complémentaire même, mais là ce n’est pas pareil. Pour la première fois, les maires se positionnent clairement en déposant plainte contre l’Etat.

Le Bondy Blog : Comment cela a été reçu ?

Azzedine Taïbi : Pas très bien. On n’a pas encore vraiment trop communiqué là-dessus. Nous comptons le faire très prochainement pour élargir le mouvement avec d’autres maires. Vous êtes d’ailleurs les premiers à en avoir parlé au Bondy Blog.

On souhaite que ceux qui nous rejoignent soient des maires prêts à s’engager avec nous parce que eux aussi ont des prises de positions contre la baisse de la dotation de l’Etat

Le Bondy Blog : Quel impact espérez-vous avoir avec cette plainte ?

Azzedine Taïbi : Le but est d’y associer d’autres maires. Je sais que certains sont très intéressés. Mais nous, nous voulons des maires qui se battent contre toutes les politiques d’austérité. Ca ne m’intéresse pas que certains s’appuient sur cette initiative juste pour faire un coup politicien. On souhaite vraiment que ceux qui nous rejoignent soient des maires prêts à s’engager avec nous, parce qu’eux aussi ont des prises de positions contre la baisse de la dotation de l’Etat aux collectivités.

Le Bondy Blog : Vous avez signé l’appel d’Aubervilliers pour défendre le logement social. C’est un problème d’ampleur dans votre ville ? Pourquoi pensez-vous que les mesures vont aggraver le mal-logement ? Que faudrait-il faire selon vous ?

Azzedine Taïbi : Oui en effet. J’ai aussi pris beaucoup d’arrêtés pour s’opposer à des expulsions. Je suis d’ailleurs souvent convoqué au tribunal parce que ces arrêtés sont considérés comme illégaux. Je pense que ces mesures vont aggraver le mal-logement. L’appel d’Aubervilliers était un cri d’alerte sur la situation, sur les logements insalubres et indignes. Il faudrait les identifier mais à cause du manque de moyens, il y a un grand retard sur ce qui devrait être fait. L’effondrement qui est arrivé à Marseille nous le montre bien. Il faut faire en sorte que ces personnes puissent avoir un logement social et digne. Il y a la nécessité d’en construire beaucoup et de raser les autres.

Propos recueillis par Audrey PRONESTI

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