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Article initialement publié le 28 octobre 2020. 

Le bruit des interventions médiatiques et politiques clivantes n’éclaire pas le débat public, surtout lorsque l’union nationale est de mise après une attaque aussi brutale que celle de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine qui a fait perdre la vie au professeur d’histoire-géographie, Samuel Paty, le 16 octobre dernier.

À minima, ces prises de positions qui reprennent des mots flous (islamo-gauchisme, séparatisme, communautarisme, etc), saturent le débat, qui prend progressivement la forme d’un nouveau maccarthysme, d’une chasse aux sorcières, en désignant des responsables présumés solidaires, hors de l’enquête judiciaire, sur la base unique de différences de points de vue face à l’exécutif, devenues anti-républicaines.

Cette hystérisation du débat public ne date pas d’aujourd’hui, elle est malheureusement répétitive lors d’un événement tragique lié au terrorisme, et plus largement lorsqu’il s’agit des questions liées l’islam. Pis, elle participe de plus en plus ouvertement à la fabrication d’un « problème musulman », une dynamique de plus en plus inquiétante, qui ne permet pas de comprendre la situation pour y apporter la réponse adéquate.

Pour prendre du recul sur la situation et l’analyser, le sociologue Marwan Mohammed  a accepté de répondre à nos questions, lui qui s’est « juré d’arrêter avec ces faux débats, sur des faux concepts ». Chargé de recherche au CNRS, il a collaboré à l’écriture de deux livres importants : « Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le ‘problème musulman’ », La Découverte (2013) et
«Communautarisme ?» aux Presses Universitaires de France (2018), sur lequel nous nous sommes déjà entretenus.


Comment analysez-vous le traitement médiatique et politique quelques jours après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine et la mort de Samuel Paty ?

En même pas 48 heures, Samuel Paty a quasiment disparu, effacé par la polémique et une concurrence féroce, une furie revancharde pour désigner des coupables et orchestrer le procès médiatique et politique de personnes ou d’organisations telles que l’Observatoire de la laïcité, le CCIF ou l’ONG Baraka City que rien ne relie, sinon l’accusation médiatique, au geste ignoble du terroriste.

Geste auquel ont également été associés des organisations et des figures intellectuelles et politiques de gauche, des militant antiracistes comme Rokhaya Diallo ou bien le journaliste et directeur de Médiapart Edwy Plenel. Ce défoulement et le Maccarthysme qu’il charrie sont d’une rare violence. Un cap a été franchi.

Rokhaya Diallo, associée à la mort des journalistes de Charlie Hebdo, par Pascal Bruckner. 

La douleur des proches de Samuel Paty, de ses collègues et de ses élèves, la douleur dans la population se sont effacées pour laisser la place à un concours de désignation de cibles, un appel à la revanche et à une surenchère de propositions sécuritaires et punitives bien souvent absurdes et dangereuses.

Tous ces porteurs de discours revanchards et surexcités ont, comme l’a formulé l’éditorialiste Christophe Barbier, « profité de cette tragédie » pour régler leurs comptes, cibler leurs ennemis politiques ou faire avancer leur agenda politique au risque d’abîmer davantage la société et ses institutions.

L’éditorialiste Christophe Barbier, a suggéré qu’il fallait « profiter » de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine pour relancer la loi Avia sur les contenus haineux sur internet, retoquée par le Conseil Constitutionnel.  

Les espaces médiatiques permettant un débat de fond se sont raréfiés. De nombreux observateurs et fins connaisseurs du terrorisme, des radicalités ou de l’islamisme radical ont décliné les sollicitations médiatiques estimant, à juste titre, qu’une parole nuancée peut difficilement trouver place dans un climat hystérisé ou que le temps du silence face au drame devait être prolongé.

J’ajoute qu’au-delà des discours appelant à la haine et la manipulation des émotions, la médiocrité des arguments, l’indigence de la pensée et le simplisme ont quelque chose d’effarant et de décourageant, notamment lorsque cela émane des plus hautes sphères de décision politique. La nouveauté est que le gouvernement a immédiatement entériné et validé ces discours de stigmatisation, de division et ce vocabulaire guerrier.

Emmanuel Macron, alors en campagne en 2016, évoquait le rapport confus de certains entre défense de la laïcité et rapport tendu à l’islam. 

Concernant le chef de l’État, nous sommes loin du Macron candidat qui critiquait ces vociférations et simplifications. C’est important à souligner car les effets sur l’opinion du cadrage politico-médiatique du débat public sont importants. Les appels à l’unité et au refus des amalgames après la vague d’attentats de 2015 avaient probablement joué un rôle important sur l’opinion comme l’avait suggéré la CNCDH dans son rapport 2016. Le drame qui vient de se dérouler soulève de nombreuses questions qui elles-mêmes impliquent des réponses pragmatiques.

Le déroulement des faits qui ont abouti à la mort de Samuel Paty nous amène tout d’abord au collège et à cette famille qui a lancé des accusations publiques graves à travers plusieurs vidéos, sur le rôle de Mr Sefrioui qui, au sein de son collectif, semble avoir davantage d’accointances avec des proches de Marine Le Pen qu’avec le CCIF. Ensuite, quelle a été la gestion institutionnelle locale de cet incident suivi de près par les services du renseignement territorial ? Qu’en est-il des nombreuses et flagrantes défaillances de la plateforme PHAROS plusieurs fois alerté de la radicalisation et de la violence du meurtrier de Samuel Paty ?

Comment ce jeune terroriste en est arrivé à commettre un tel acte à 18 ans ? L’acte de caricaturer est un exercice critique à la fois libre et soumis à la critique. Le tout dans les limites d’un débat démocratique argumenté. Comment continuer à travailler ces enjeux de liberté de caricature et d’expression, sans laisser les professionnels de terrain, enseignants ou éducateurs, souvent seuls ? Ces questions sont loin d’être exhaustives et il est important d’aller au fond des choses et de répondre aux enjeux qu’un tel évènement soulève.

Il s’agit d’être à la hauteur. Or le cadrage dominant de cet évènement ne promeut ni le calme, ni l’unité, ni une réflexion approfondie sur les faits et les réponses durables à y apporter.

C’est une chasse débridée et violente qui s’est ouverte, offrant au gouvernement la possibilité de s’extraire d’un examen du fonctionnement actuel des services de sécurité.

Sommes-nous passés à une construction plus intensive d’un « problème musulman » en France, comme vous l’évoquiez, en 2013, dans votre livre, « Islamophobie », co-écrit avec Abdellali Hajjat ?

Les tendances analysées dans notre ouvrage se sont renforcées et le traitement médiatique s’est détérioré. Il faut dire qu’entre 2013 et 2020, il s’est passé beaucoup de choses, de nombreux attentats ont ensanglanté la France, des dizaines de polémiques liées à la présence musulmane ont occupé l’espace public, renforçant la position des figures et discours réactionnaires.

Un vaste bloc islamophobe et autoritariste instrumentalise la mort de cet enseignant pour pousser le gouvernement à élargir le champ des cibles.

Sur le plan des idées, différentes forces politiques et idéologiques conservatrices, qu’elles se revendiquent de la gauche incarnée par la ligne Valls et surtout à droite, ont largement investi les espaces médiatiques et les réseaux sociaux, y compris par des stratégies d’intimidation et de harcèlement et ont activement participé à la criminalisation et à la marginalisation des voix critiques et minoritaires, à l’appauvrissement du débat public. Mais surtout, elles sont parvenues à rendre hégémonique l’idée qu’il existerait un continuum, une chaîne de complicité et de responsabilité liant la violence terroriste commise au nom de l’islam avec des mouvements et figures intellectuelles critiques, des organisations de gauche, des collectifs antiracistes ou des associations musulmanes autonomes, de même que des personnages ou des organismes publics ne partageant pas leur ligne réactionnaire et répressive, tel que le rapporteur spécial de l’Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène.

Avec l’appui conscient « d’universitaires de préfecture » – proches du pouvoir, à distance du débat académique et légitimant les thèses orientalistes et sécuritaires les plus dangereuses sur la présence musulmane et l’existence d’un complot islamiste – ce vaste bloc islamophobe et autoritariste instrumentalise la mort de cet enseignant pour pousser le gouvernement à élargir le champ des cibles.

Un gouvernement qui n’en demande pas tant, dans une période de crise sanitaire mal gérée, de crise sociale accentuée, entre de lourdes défaites aux élections intermédiaires et une présidentielle qui se profile. Ce contexte marque aussi la victoire du manichéisme, de la rhétorique de la guerre des civilisations, d’une profonde culture de la suspicion et du rejet des musulmans corrélés à une forme de défaite de la raison, de la pensée critique et à l’effacement du goût pour le débat argumenté.

Tout est inversé : au nom de la défense de la République, ses fondements comme la liberté de conscience et d’association sont attaqués ; au nom de la défense de la liberté d’expression, les voix critiques sont criminalisées afin de les réduire au silence.

Avec l’Observatoire des libertés associatives, vous venez de rendre un rapport qui dresse un état des lieux des entraves aux actions associatives en France. Comment analysez-vous les annonces du gouvernement de dissoudre des associations parmi lesquelles, le Collectif Contre l’Islamophobie en France et Barakacity ?

Lorsque l’organisation d’extrême-droite Bastion Social a été dissoute en conseil des ministres c’était en raison d’appels répétés à la haine, aux discriminations et à la multiplication d’actions violentes, c’est-à-dire sur des bases juridiques claires et explicites. Attendons de voir comment le gouvernement va justifier juridiquement la dissolution administrative annoncée du CCIF ou de Barakacity.


Quelques jours après le drame de Conflans-Sainte-Honorine, le ministre de l’intérieur avait annoncé la dissolution du CCIF et de Barakacity, qui se sont suivies par une série de perquisitions. 

Le travail fondamental de l’Observatoire des libertés associatives vise justement à documenter et à recenser les attaques menées par les pouvoirs publics contre des organisations qui œuvrent pour la solidarité et l’égalité des droits, lorsque celles-ci ont des positions critiques et interpellent la société sur des sujets qu’elles jugent importants. Cette « citoyenneté réprimée » pour reprendre les termes de l’Observatoire s’inscrit paradoxalement dans un contexte où la démocratie participative est promue par les institutions.

Purger la direction et donc la ligne légaliste de l’Observatoire de la laïcité, dissoudre le CCIF ou tisser un lien entre l’offre de produits ‘communautaires’ dans les supermarchés et l’assassinat horrible de Samuel Paty montrent bien que le gouvernement réprime autre chose que le terrorisme.

Pour revenir à votre question il faut bien comprendre que purger la direction et donc la ligne légaliste de l’Observatoire de la laïcité, dissoudre le CCIF ou tisser un lien entre l’offre de produits « communautaires » dans les supermarchés et l’assassinat horrible de Samuel Paty montrent bien que le gouvernement réprime autre chose que le terrorisme, à moins d’adhérer à l’idée absurde et dangereuse d’une alliance entre la rosette halal, Nicolas Cadène, le CCIF, Barakacity et les terroristes se revendiquant de l’islam.

Mais cette idée est présente, vivante et bruyante, entretenue et répétée en boucle depuis des années dans les médias afin de promouvoir une approche davantage punitive et disciplinaire de la gestion des musulmans. Une idée facilitée par un vocabulaire flou, une sémantique biaisée qui appauvrit le débat et l’action publics.

Que montre l’utilisation de ces éléments de langage par le gouvernement selon vous ?

Les atermoiements du gouvernement pour trouver le bon mot – en passant du « communautarisme » au « séparatisme » pour ensuite changer l’intitulé d’un projet de loi – montrent le refus, ou dans le meilleur des cas, l’incapacité d’explicitement nommer les choses. En sciences sociales, la qualité d’un concept dépend de la qualité de la sélection du réel. Cela détermine la capacité à décrire puis à expliquer le monde social. En matière de débat ou d’action publics, il est également important d’être précis. On ne pêche pas une carpe dans un lac avec les filets d’un thonier-senneur industriel. Il faut choisir le bon hameçon.


Le terme « islamo-gauchisme » repris par le Ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer. 

Or une grande partie de ces néologismes et autre expressions indéfinies qui sont au cœur du débat public ont justement pour fonction idéologique de permettre l’assimilation et une confusion fondamentale, volontairement entretenue entre la critique sociale radicale, l’antiracisme politique, l’ensemble des musulmans visibles, les nombreuses franges de l’islamisme et l’action terroriste.

Pour aller plus dans le détail, une notion aussi omniprésente que « communautarisme » n’a pas de fonction analytique ou descriptive. Elle a un double usage, comme le dit le sociologue Stéphane Dufoix, de proscription et de prescription.

Or notre vocabulaire est riche de mots ; il nous offre la possibilité de distinguer les faits, les dynamiques afin de clarifier et de nourrir le débat. Pour ceux dont le but est de construire un ennemi intérieur en mélangeant les sujets, en installant une logique de guerre et en agitant des épouvantails, être précis c’est un peu démonétiser leur cause et se tirer une balle dans le pied.

Le flou de la notion de ‘séparatisme’ ou de ‘communautarisme’ est de ce point de vue volontaire et nécessaire. Dès lors que ces termes accusateurs ne sont pas définis, ou bien de manière abstraite, leur périmètre reste vague et leurs cibles peuvent être variées.

Leur signification flottante permet ainsi de criminaliser différentes figures de l’autre indésirable, tout comme les mots « indigénistes », « islamistes », « identitaristes », « d’islam politique » ou « islamo-gauchistes ». Le terme « islamiste » se distingue car il renvoie à une réalité tangible qu’il est possible de définir et de périmétrer en s’intéressant aux aspects historiques, idéologiques, organisationnels, etc.

Dès lors, il est par exemple plus facile de s’en prendre au CCIF ou à l’Observatoire de la laïcité en affirmant lutter contre des ‘ennemis’ ou des ‘collabos’, contre des ‘islamistes’ ou leurs ‘complices’ que d’assumer cibler toute forme d’autonomie militante minoritaire…

Cette exigence est absente du débat politico-médiatique, elle est trop encombrante car son usage premier, comme pour les néologismes précédemment cités, est de désigner un ennemi et ses collaborateurs, de définir des camps et de légitimer la répression. Ce sont des matraques sémantiques qui s’épanouissent dans un champ lexical militaire. Dès lors, il est par exemple plus facile de s’en prendre au CCIF ou à l’Observatoire de la laïcité en affirmant lutter contre des “ennemis” ou des “collabos”, contre des “islamistes” ou leurs “complices” que d’assumer cibler toute forme d’autonomie militante minoritaire, de renforcer le contrôle sur les corps et les pratiques des musulmans visibles, où de se débarrasser de personnalités tels que Nicolas Cadène ou Jean-Louis Bianco, dont le rôle principal est de clarifier juridiquement les débats sur l’application du principe de laïcité.

La même exigence sémantique et définitionnelle s’impose à la désignation et à la dénonciation du racisme. Nous avons par exemple passé des mois à étudier la genèse du mot islamophobie, ses limites et son périmètre, avant de le retenir et le définir afin d’éviter les instrumentalisations. Et ces instrumentalisations existent, quels que soient les mots et les concepts, nous obligeant à être précis sur les définitions et les réalités qu’on souhaite décrire.

Accuser ceux qui emploient le mot ou luttent contre l’islamophobie d’être complices du terrorisme est idiot, malhonnête et dangereux.

Alors que les recherches les plus sérieuses en Europe montrent un lien solide entre radicalisation violente et expérience du rejet, le discours actuellement dominant établit un lien de causalité entre dénonciation du racisme, notamment islamophobe, et passage à l’acte violent. Le comprendre n’inverse pas la relation victime-auteur. C’est l’un des facteurs explicatifs qui permet de penser les logiques de passage à l’acte dans leur globalité. S’en prendre à ceux qui dénoncent le racisme plutôt qu’au racisme est un montage idéologique visant à réprimer toute étude, discours ou organisation mobilisée sur le racisme et les inégalités constitue une régression intellectuelle et un danger politique. Et ce n’est pas une surprise de constater que cette accusation vient d’abord de publicistes, de politiques et de polémistes qui participent au climat islamophobe, voire qui ont été poursuivis ou condamnés pour des faits de cette nature.

Avec la loi sur le « séparatisme », se dirige-t-on finalement vers une volonté de réprimer la citoyenneté des français de confession musulmane ?

La notion de « séparatisme » sert normalement, en science politique, à qualifier des mouvements, des groupes ou des idéologies visant l’indépendance territoriale et politique. Il y a en France des mouvements séparatistes corses, basques, bretons et des dynamiques de décolonisations en Nouvelle-Calédonie ou dans les Caraïbes, etc. Bref, des formes de séparatisme qui alimentent la relation conflictuelle entre l’État, ses minorités régionales et ses territoires intra ou extra-métropolitains. Il y a un certain consensus sur la définition de ce terme.

Pour Marlène Schiappa, le seul séparatisme qui vaille est celui de « l’islam politique ». 

Par contre, il n’y a aucun mouvement politique musulman qui a des visées indépendantistes, autonomistes ou régionalistes sur le territoire national. Encore une fois il faut distinguer un terme de son utilisation. Or, l’usage polémique de ce terme amalgame le fanatisme violent, des figures et organisations politiques minoritaires, des groupes religieux et des intellectuels critiques.

Et c’est au nom de cette présomption de complicité, au nom de concepts flous et punitifs, punitifs parce que flous, que le ministre de l’Intérieur assume utiliser la force publique pour intimider ou dissoudre des organisations sans lien avec le terrorisme.

Et que dire des justifications ? Ce serait pour protéger la liberté d’expression que les voix discordantes devraient se taire, et que la critique minoritaire, notamment la dénonciation de l’islamophobie et plus largement de toutes les oppressions sont présentées comme les moteurs du terrorisme, comme l’a honteusement affirmé Pascal Bruckner en visant la journaliste et militante Rokhaya Diallo sur le plateau du 28 minutes d’Arte du 21 octobre 2020.

Sommes-nous à l’orée d’un basculement de l’État dans l’autoritarisme ?

Nous vivons déjà avec un régime autoritaire, s’il l’on se fie au sort réservé aux mouvements sociaux, à l’affaiblissement de la raison et la marginalisation des savoirs empiriquement fondés, à la crise de légitimité des élites et de la représentation, au caractère de plus en plus autoritariste du néolibéralisme, à l’existence et de la légitimation par le haut de mouvements réactionnaires de masse, sans parler de résistances puissantes aux revendications d’égalité portées par les minorités raciales ou sexuelles, etc. On pourrait étendre la liste des dynamiques préoccupantes qui traversent la société française.

Dans les jours qui viennent, il va falloir être attentif à la place que vont prendre les femmes, les hommes, les organisations et les institutions attachés à l’État de droit et aux libertés individuelles. Sur ce point, la sortie xénophobe de Jean-Luc Mélenchon sur « les Tchétchènes » n’augure rien de bon s’agissant d’une des principales figures de gauche (propos suivis de regrets et de clarifications publics).


L’intervention polémique du patron de la France Insoumise au sujet de la communauté tchétchène. 

La peur est palpable chez beaucoup, tentés de se censurer, de restreindre leur prise de position à une défense de l’Observatoire de la laïcité en détournant le regard s’agissant des punitions collectives ainsi que des atteintes aux libertés, à la dignité et au droit à l’autonomie des organisations musulmanes. L’embarras est perceptible et la violence des attaques et du harcèlement du bloc réactionnaire intimide.

Quelques jours après le discours d’Emmanuel Macron aux Mureaux, l’historienne Jalila Sbaï nous quittait en laissant derrière elle un livre, paru en 2018, intitulé : « La politique musulmane de la France », un projet chrétien pour l’islam ? Un livre qui n’a pas eu beaucoup d’échos dans les médias français…

Un livre remarquable d’une historienne qui a incarné l’indépendance académique. Ses écrits reflètent sa rigueur et sa passion pour la transmission des savoirs ainsi que l’honnêteté consistant à ne pas confondre analyse, idéologie et combat politique.

Cette regrettée collègue a bien analysé les racines coloniales des politiques gouvernementales de gestion du fait musulman. Elle souligne notamment que l’État français a toujours eu du mal à s’appliquer à lui-même les principes de séparation et de neutralité. Je pense aussi aux travaux de Solenne Jouanneau sur les rapports entre l’État et les organisations musulmanes dans la gestion des imams. Les deux insistent sur le décalage entre les textes régissant les rapports entre les cultes et l’État, notamment au prisme de la loi du 9 juin 1905.

Cette même loi dont on dit que lorsqu’elle a été votée, l’islam n’était pas présent sur le sol national alors qu’il s’agit d’une contre-vérité historique puisque l’Algérie était un département français…

Il faut rappeler que le gouvernement de l’époque a exclu ses territoires coloniaux de la loi de Séparation de 1905, notamment l’Algérie, car l’administration devait contrôler le culte musulman et les organisations indigènes. Majoritairement, les républicains étaient d’accords avec cette idée et soutenaient alors le projet colonial français. Dans le même temps, il faut rappeler que la loi de 1905 a une philosophie libérale et égalitaire qui a été votée pour mettre à distance une Église puissante, longtemps dominatrice et régulatrice de la vie sociale en France.

Face à un culte fort, les parlementaires ont eu l’intelligence de voter une loi équilibrée en 1905, même si de fortes résistances au sein de la France catholique ont perduré pendant longtemps.

De nombreuses voix souhaitent lui donner une tonalité plus punitive et inégalitaire. Le concept de néo-laïcité, développé par le sociologue Abdellali Hajjat ou les juristes Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, permet justement de souligner la rupture dans l’esprit et la lettre de la loi de 1905 à partir de 2004.

Dans le livre Islamophobie co-écrit avec Abdellali Hajjat, nous montrons comment cette rupture a alimenté un processus de « discrimination légale par capillarité », étendant le devoir de neutralité à des lieux et des personnes qui n’étaient pas concernés par la loi de 1905. Et dans leur application, ces nouvelles dispositions visent essentiellement les musulmans.

C’est en cela qu’il y a une rupture avec les principes de neutralité et la vision plus libérale et égalitaire 1905. Les néo-laïques tentent de s’approprier l’héritage de 1905 en occultant ses fondements pour donner à la laïcité un contenu et une fonction disciplinaires qui ciblent les musulmans. C’est cette mouvance qui profite de la mort de Samuel Paty pour purger l’Observatoire de la laïcité.

Dans le débat public, on peut aussi constater l’utilisation imprécise voire erronée de mots issus de la langue arabe, puisé dans le référentiel religieux – Taqîya ou encore fatwa – . Quelles sont leur fonction ?

Ces mots sont utilisés à tort et à travers. Les termes qui sont puisés dans le champ lexical arabe ou coranique sont ceux qui, par leur déformation, permettent d’entériner la thèse du continuum entre l’islam visible et pratiqué, l’islamisme et le terrorisme dans l’unique but de renforcer et de justifier la suspicion généralisée sur cette population.

Par extension, le discours raciste s’en est saisi (de la taqîya), en prolongeant le cliché de l’arabe fourbe, afin de transformer en suspect potentiel chaque présumé musulman, y compris ceux qui ont un mode de vie très éloigné de la croyance et des normes islamiques.

Par exemple, la notion de “ taqîya ” dans la pensée islamique renvoie en premier lieu à la possibilité de dissimuler sa foi en situation périlleuse et pour sauver sa vie. Dans le discours médiatique dominant et dans les élaborations théologico-politiques de certains groupes terroristes, ce mot renvoie au fait de dissimuler sa foi afin de ne pas alimenter de soupçons en vue d’actions violentes.

Par extension, le discours raciste s’en est saisi, en prolongeant le cliché de l’arabe fourbe, afin de transformer en suspect potentiel chaque présumé musulman, y compris ceux qui ont un mode de vie très éloigné de la croyance et des normes islamiques. Il y a quelque chose de tautologique de parler de
« taqîya » s’agissant des réseaux terroristes.

La dissimulation est une règle de base de toute action clandestine. Cette notion n’apporte rien, si ce n’est de figer un fait banal dans une notion détournée de sa signification religieuse initiale ; elle n’a donc aucun intérêt opérationnel ou analytique pour penser l’action clandestine des terroristes. Par contre son usage idéologique et politique dominant contribue à faire peser un doute sur les corps perçus comme musulmans.

Entretien et photographie réalisés par Nawfel Achache

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