« C’est difficile de tirer un enseignement national sur un océan d’abstention », souffle Eric Coquerel, député LFI. Philippe Dallier, à la tête de la fédération LR du département, a sensiblement le même avis. « Depuis dimanche, je ne vois pas comment on peut appliquer à la Seine-Saint-Denis toutes les analyses nationales que j’entends, affirme le sénateur. Les municipales dans le 93, c’est 40 élections très locales. »

L’ancien maire des Pavillons-sous-Bois pointe quelque chose de juste. Des circonstances très locales permettent de comprendre certains résultats, comme le contexte très particulier de Bobigny, le rejet fort des maires sortants à Aubervilliers, Saint-Denis ou Bondy, les luttes internes à droite à Rosny-sous-Bois ou Villemomble… Mais il est possible de dégager quelques pistes de réflexion transversales.

Pour visualiser les résultats de dimanche, voici une carte qui retranscrit la couleur politique des 40 majorités élues dimanche :

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Le grand vainqueur : l’abstention

C’est une donnée récurrente mais qui ne se dément pas. Les habitants des quartiers populaires votent très peu. « On a un système électoral de plus en plus censitaire, déplore l’insoumis Eric Coquerel. L’abstention exclut quasiment les classes populaires des élections. La personnalisation du système politique y joue beaucoup. Les gouvernements se succèdent pour faire la même politique. »

La crise sanitaire n’a pas non plus aidé à mobiliser. « La décision du gouvernement a faussé les élections, juge Coquerel. Les gens n’ont pas réussi à faire de cette élection la leur. » Sa collègue Clémentine Autain prévient toutefois : « La crise n’explique qu’une partie de cette abstention. C’est un mouvement beaucoup plus profond. Aujourd’hui, les deux principaux publics de l’abstention sont les classes populaires et les jeunes. Dans certains quartiers, l’abstention est montée à 80% ! C’est terrifiant. »

A Bobigny, Abdel Sadi a été porté au pouvoir par 4646 habitants sur les quelque 50 000 que compte la commune. A Pierrefitte, Michel Fourcade a été réélu par 1850 de ses 30 000 habitants. Et l’énumération pourrait s’appliquer à toutes les communes du département. Posant de nouveau, en filigrane, la question de la représentativité des listes et du lien entre les partis et la population.

La nouvelle vague rose

Ruiné par le quinquennat de François Hollande, le PS avait subi une gifle monumentale aux élections législatives de 2017, n’en sortant avec aucun siège de député alors qu’il en détenait 9 sur 12 sur le quinquennat précédent. Les élections européennes avaient confirmé le déclin socialiste, l’année dernière. Mais le scrutin de dimanche semble indiquer le début d’un retour au premier plan pour le PS.

Le parti à la rose peut se targuer de quelques conquêtes majeures. Saint-Denis, tout d’abord. Après avoir échoué près du but en 2014, l’ancien député Mathieu Hanotin a réussi à ravir aux communistes une ville qu’ils gouvernaient depuis la Libération. Juste à côté, Saint-Ouen tombe aussi dans l’escarcelle du PS. Bastion communiste jusqu’en 2014, la commune était dirigée par la droite depuis six ans. C’est Karim Bouamrane qui en sera le prochain maire.

Avec Dieunor Excellent, vainqueur dès le premier tour à Villetaneuse, c’est une nouvelle génération de maires socialistes qui arrive et qui devrait prendre le contrôle de Plaine Commune, l’une des plus grosses intercommunalités de la région.

Ailleurs dans le département, les maires socialistes rempilent à Pantin, aux Lilas, à Bagnolet, à Pierrefitte et au Pré-Saint-Gervais.

« Dans cet océan d’abstention, l’électorat qui continue à voter est majoritairement un électorat bourgeois, commente Eric Coquerel. Il y a eu une désagrégation du vote macroniste, qui est parti à droite mais aussi au PS. Il y a tellement peu de votants que ce transfert a fait des gagnants. Le PS a retrouvé une partie de ses électeurs qui avaient voté Macron en 2017. »

Le PCF en déclin

La ceinture rouge n’existe plus. Encore à la tête de dix des quarante villes du département jusqu’en 2014, le parti communiste en a perdu la moitié en deux scrutins. Le PCF peut certes se targuer de la réélection de ses maires sortants bien implantés, comme Azzédine Taibi à Stains, Gilles Poux à La Courneuve ou Patrice Bessac à Montreuil. Il peut aussi se féliciter d’avoir repris deux villes à la droite, Bobigny et Noisy-le-Sec, et donc de l’influence à l’est.

Mais il souffre à l’ouest, où il perd trois bastions : Aubervilliers, Saint-Denis et Villetaneuse. Cela signifie aussi qu’il va perdre Plaine Commune, l’influente communauté de communes historiquement présidée par Patrick Braouezec. Dans l’opération reconquête, les échecs cuisants à Saint-Ouen et au Blanc-Mesnil viennent aussi ternir le bilan.

« Ce sont des résultats très contrastés, commente Anthony Daguet, premier maire-adjoint sortant à Aubervilliers. La banlieue rouge n’existe plus mais nous ne sommes pas morts, contrairement à ce que beaucoup aiment annoncer. On subit, nous aussi, la volonté de renouveau et de dégagisme. A cause de leur manque de moyens, les communes n’arrivent plus à compenser la concentration de pauvreté. Donc la colère monte et place tout le monde sur la sellette. »

LREM et LFI n’ont pas réussi à s’implanter

L’analyse des résultats de dimanche offre aussi à voir une vie politique séquano-dionysienne encore largement structurée autour des partis traditionnels, à gauche comme à droite. Après une percée aux élections présidentielle, législatives et européennes, la République en marche a pris un sacré coup à l’occasion de ces municipales. « C’est peut-être le seul enseignement national que l’on peut plaquer à la Seine-Saint-Denis », sourit Philippe Dallier, président de la fédération LR du département.

LREM n’a aucune mairie et elle ne va entrer dans des bureaux municipaux qu’à la faveur de ses alliances avec la droite. Lorsqu’elle a voulu lui faire face, comme à Aulnay-sous-Bois, elle subit des échecs cuisants (14,87%).

Alexandre Aidara (LREM) ne s’est pas qualifié pour le second tour, à Saint-Denis

De la même manière, la France insoumise aurait pu confirmer sa percée électorale mais elle n’a pas réussi son pari. A Saint-Denis et à Saint-Ouen, la stratégie d’autonomie de la FI a viré au fiasco. A Bobigny, le candidat insoumis, Sylvain Léger, a préféré soutenir la droite que le candidat communiste, Abdel Sadi, qui a finalement gagné. A Bagnolet, l’union pourtant compliquée à finaliser entre Raquel Garrido et le communiste Laurent Jamet n’a pas permis de reprendre la ville au PS.

Eric Coquerel tente une réponse politique : « Je pense que, quand vous avez une abstention qui touche les classes populaires, ça touche aussi les forces qui s’appuient sur la représentation de ces classes. La gauche qui porte un message ‘fin du mois, fin du monde : même combat’, elle ne peut pas l’emporter avec une telle abstention. »

La droite confirme son ancrage

Les élections de 2014 avaient été celles de la vague bleue. Pour la première fois de l’histoire du département, le centre et la droite gouvernaient plus de villes que la gauche. La tendance se confirme en 2020. « Je m’attendais à une stabilité, on a même réussi à gagner des villes », se félicite par exemple Philippe Dallier, sénateur et président de la fédération LR. Déjà, au premier tour, onze maires sortants de droite avaient été réélus, comme Bruno Beschizza à Aulnay-sous-Bois et Thierry Meignen au Blanc-Mesnil.

A droite, l’UDI s’en tire un peu moins bien que LR, puisqu’elle perd trois villes : Saint-Ouen, Bobigny et Noisy-le-Sec. Mais la droite se console avec des victoires inattendues à Aubervilliers, à Bondy et à Neuilly-sur-Marne.

Le 93 est-il en train de se droitiser ? « Je ne crois pas que Bondy soit devenue une ville de droite dimanche, sourit par exemple Dallier. Mais il y avait, par exemple, une équipe sortante usée jusqu’à la corde et divisée. Alors, quand des gens présentent une alternative sérieuse, les gens sautent le pas. »

Et maintenant, les départementales ?

Si leur date est encore inconnue, les élections départementales sont censées avoir lieu dès le printemps 2021. Alors, dès dimanche, chacun avait en tête cette échéance. Le président socialiste sortant, Stéphane Troussel, compte bien sûr conserver l’instance territoriale à gauche. « Oui, nous allons mener cette bataille des départementales », confirme-t-il.

Mais pas question, selon lui, de raviver la guerre PS/PCF initiée par son prédécesseur, Claude Bartolone, et qui lui avait permis de reprendre en main le département en 2008. L’heure est à l’union : « De fait, les différentes élections ont réglé cette question du leadership à gauche, juge Troussel. Mais nous souhaitons consolider notre alliance, rassembler le plus largement possible la gauche autour d’une vision d’avenir commune. »

Stéphane Troussel, le président (PS) du conseil départemental

Rassembler le plus largement, jusqu’à la France insoumise ? Coquerel peine à y croire : « Le PS n’a pas changé de nature, répond le député. Je ne crois pas qu’on changera suffisamment le rapport de forces en un an. »

A droite, on a également en tête cette échéance départementale. « Nous avons pour réel objectif de constituer une majorité alternative à celle de Stéphane Troussel, affirme Philippe Dallier. LR et l’UDI vont jouer cette carte-là. » Mais l’ancien maire des Pavillons-sous-Bois nuance : « Mais y aura-t-il seulement une majorité au département ? Il pourrait y avoir un très grand éclatement. »

Ilyes RAMDANI

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