Saint-Denis est une petite nerveuse. Terriblement attachante mais si difficile à saisir. L’auteur de ces lignes a beau habiter la commune, il n’a pas pu échapper à un long questionnement interne. Comment faire le portrait d’une ville aux visages si nombreux, aux rythmes si différents ? Saint-Denis est une sorte d’objet intenable, massif aussi, fort de ses 110 000 habitants qui en font la première ville de Seine-Saint-Denis.

C’est une ville où rien ne semble à l’arrêt. Le long de la « Rép’ », le petit surnom local de la rue de la République, aux abords de la gare où l’on court après son RER, au marché de Saint-Denis, sur le parvis de l’université Paris-8, on se croise, on se bouscule parfois. De très tôt le matin jusqu’à très tard la nuit, Saint-Denis est en mouvement. On y passe, on la quitte, on y vient… La ville est traversée par 17 bus, 2 métros, 3 tramways, 2 RER, 2 autoroutes et mille voies qui en font une ville centrale de la banlieue nord.

C’est une ville d’ici et d’ailleurs à la fois. Saint-Denis compte 134 nationalités que glorifiait Grand Corps Malade dans un slam de 2006 : « Si t’aimes voyager, prends le tramway et va au marché. En une heure, tu traverseras Alger et Tanger. Tu verras des Yougos et des Roms, et puis j’t’emmènerai à Lisbonne. Et à 2 pas de New-Delhi et de Karachi (T’as vu j’ai révisé ma géographie), j’t’emmènerai bouffer du mafé à Bamako et à Yamoussoukro. » Le symbole de la ville-monde, où l’on entend parler une flopée de langues au quotidien. Les Dionysiens connaissent les food-trucks de cuisine antillaise ici et là dans la commune, les brochettes façon africaine vendues devant la gare, les maïs grillés par les Bengalis, les petits restaurants portugais de la Plaine…

Des voyants socio-économiques au rouge

Côté pile, Saint-Denis, c’est la réussite. C’est le Stade de France, ses matches de foot et de rugby et ses concerts XXL. C’est l’université Paris-8 et ses 24 000 étudiants. C’est les rois de France, évidemment, inhumés depuis des siècles à la Basilique. C’est le siège de grandes entreprises, SFR, Orange ou la SNCF pour ne citer qu’elles. C’est l’effusion culturelle, la Cité du Cinéma, le théâtre Gérard-Philippe. C’est un potentiel hors-normes, une situation à deux pas de Paris, une desserte idéale.

Malgré toutes ces opportunités, les voyants socio-économiques sont au rouge. A Saint-Denis, près d’un jeune homme sur 2 est au chômage (45,7%), près d’un adulte sur deux n’a aucun diplôme (43,4%), 38% de la population vit sous le seuil de pauvreté… Avec, pour beaucoup, le corollaire qu’est le mal-logement, dans une ville où les plus pauvres n’ont parfois d’autre choix que de recourir à des marchands de sommeil pour se loger et où l’habitat insalubre mine le quotidien de familles entières.

Du nord au sud, la ville est également traversée par le trafic de drogues. A Saint-Denis, les « fours » sont nombreux. Dans tous les quartiers ou presque, vous trouverez de jeunes hommes, parfois cagoulés, guetter l’arrivée de la police et l’annoncer à grands cris, façon « Ouais ça passe ! ». Ce trafic de drogues fait, au quotidien, des dégâts. Des enfants qui grandissent avec la vue et l’odeur de la « bicrave », des mamans qui se mobilisent pour protéger l’école de leurs bambins, des habitants qui n’osent plus recevoir de monde à la maison. Et des apparitions régulières et dramatiques à la rubrique des faits divers, quand la lutte pour un terrain ou une dette non-réglée laissent des blessés par balles, des morts et des familles traumatisées.

Des villes dans la ville

Massivement aménagée et investie depuis deux décennies, Saint-Denis peine également à « faire ville ». Il y a, en fait, plusieurs villes dans la ville. Le paysage urbain est le premier à fracturer la ville. Comment faire corps dans un territoire traversé par autant de routes et d’autoroutes, transpercé par des chemins de fer, coupé en deux par le canal et haché par tant de longues barres et de grandes tours ?

Crédit : ville de Saint-Denis

Entre le Franc-Moisin et la Plaine, par exemple, il y a trois fois rien et un monde à la fois. D’un côté, un des quartiers les plus pauvres de la ville avec ses 100% de logements sociaux. De l’autre, le quartier au développement le plus spectaculaire, avec ses grandes entreprises, son grand stade, ses logements neufs et ses petits cadres en costume-cravate qui se pavanent à l’heure de la pause déj’. Entre les deux, il y a un pont, sorte de frontière symbolique. Si souvent en panne, le pont est désormais fermé environ 10 heures par jour. Quand la frontière devient un mur.

D’autres quartiers de la ville subissent les mêmes mécanismes d’éloignement, sinon d’enclavement. A SFC (Saussaie-Floréal-Courtille), au nord de la ville, il n’y a ni tramway, ni métro pour rejoindre le centre, tout juste le bus 153 et ses horaires parfois capricieux. Si bien qu’il y est courant de dire « je vais à Saint-Denis » pour dire qu’on rejoint le centre-ville…

Saint-Denis, ce n’est pas tout à fait une ville, ce sont des villes qui se regardent. Parfois sans se parler. Aux heures de pointe, il faut voir le ballet des bus privés qui amènent les salariés de Vente-Privée.com et d’autres grosses boîtes de la Plaine ou de Pleyel jusqu’aux gares RER. Histoire d’être sûr de ne pas croiser un seul autochtone…

Parfois, ces villes ne se contentent pas de se regarder. Elles se confrontent. L’actualité locale est régulièrement émaillée de tensions entre les différents quartiers. Intrusions dans les collèges et lycées, guet-apens pendant un cours d’EPS, fusillades… En septembre 2018, Luigi, un lycéen de 16 ans, avait perdu la vie dans un débordement de ce type. Un des derniers exemples en date d’une tension latente qui empêche, de façon moins grave mais tout aussi inquiétante, certains jeunes de faire du foot dans le club de la ville ou d’accompagner ses potes dans un restaurant situé trop proche d’un quartier rival.

Malgré cela, la ville affiche une résilience et une capacité de rebond impressionnantes. Comme si elle tenait à son ADN populaire, celui d’une ville qui n’a pas cédé à la gentrification qu’a choisie Saint-Ouen, la voisine d’à côté. Alors, dans le milieu culturel, associatif ou sportif, les initiatives sont nombreuses et la solidarité impressionnante. Les étudiants précaires, les familles en proie à la précarité, les migrants à la rue : rares sont ceux qui, à Saint-Denis, sont complètement laissés de côté.

Dans cette ville fracturée, donc, mais populaire et dynamique, les élections municipales de mars prochain vont avoir un enjeu particulier. Bastion communiste depuis la Libération, Saint-Denis n’est pas si certaine de rester rouge. Face au maire sortant, Laurent Russier, élu fin 2016 après la démission de Didier Paillard, deux candidats font figure de sérieux prétendants à gauche : Bally Bagayoko, son actuel adjoint aux sports, investi par la France insoumise et un collectif de citoyens, ainsi que Mathieu Hanotin, vice-président du conseil départemental, député local entre 2012 et 2017. Une division à gauche qui risque de profiter à la majorité présidentielle, représentée par Alexandre Aidara. A moins que celui-ci ne soit perturbé par une autre candidature pro-Macron… celle d’Alexandre Benalla. A Saint-Denis, l’unité est décidément une perspective bien lointaine.

Ilyes RAMDANI

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