Au lendemain du premier tour de la présidentielle, le Bondy blog a choisi de déplacer la focale, loin des grands ensembles de style brutaliste. Nous voilà donc à l’ombre des immeubles haussmanniens du 16e, près du marché de Passy. Une matinée ensoleillée dans un Paris pictural.

Un exemplaire de Valeurs actuelles sous le bras, Olivier est pourtant un peu ronchon. Comme 17,48 % des électeurs inscrits dans son arrondissement, il a voté Eric Zemmour et reste persuadé que les résultats ont été « magouillés ». Pourtant le score du candidat d’extrême-droite est honorable dans l’Ouest parisien, généralement acquis à la droite.

« Emmanuel Macron a mis les médias au pas, ils ont reçu l’ordre de tuer Zemmour », soutient Olivier malgré l’importante couverture médiatique dont a bénéficié l’ancien éditorialiste de Cnews et du Figaro. Lui a ressenti une vraie dynamique en faveur d’Eric Zemmour, « il est arrivé un type avec une énergie et une équipe solide autour de lui, comme le vice-président du RN, Nicolas Bay ».

Pour Olivier, retraité après une carrière de correspondant pour la presse étrangère, le candidat d’extrême-droite était le seul à même d’apporter « un vrai changement », surtout vis-à-vis de « l’immigration incontrôlée ».

Ce sera la première fois de ma vie que je voterai pour Le Pen. 

Si l’ancien reporter est favorable à l’accueil des réfugiés urkrainiens, il considère qu’il ne « faut pas accueillir n’importe quoi (sic) » et peste contre les droits dont disposent les exilés en France, « l’AME (aide médicale d’Etat), la CMU…) ». Olivier dit avoir voté pour Zemmour en pensant à l’avenir de ses enfants qui font pourtant carrière à l’étranger, en Belgique, aux Etats-Unis et en Suisse. Au second tour, en dépit de la défaite de son candidat, il se rendra aux urnes « avec une pince à linge ». Et de se marrer : « Ce sera la première fois de ma vie que je voterai pour Le Pen ».

Eric Zemmour ne passe pas chez les antisémites forcenés

Plus loin, Karl tourne autour du pot lorsqu’on lui demande sur qui il a jeté son dévolu pour le premier tour. « Je ne suis pas républicain », lance-t-il déjà pour exprimer sa méfiance face aux élections. Catholique, Karl confie progressivement avoir penché pour le Rassemblement National malgré une tentation pour le candidat de « Reconquête » qui a réalisé des scores importants chez les catholiques pratiquants. « Vous savez, Eric Zemmour, le samedi, il se fait appeler Moshe (prénom hébreu NDLR), vous voyez ce que je veux dire », lâche-t-il avec un regard entendu. Un propos antisémite qui ne nécessite effectivement pas de sous-texte.

A la sortie d’un centre protestant, on retrouve des électeurs de Valérie Pécresse. Marie-Hélène se dit déçue du score de la candidate des Républicains, elle qui a toujours voté à droite. Retraitée de l’enseignement, elle ne se retrouve pas dans le programme d’Emmanuel Macron à qui elle reproche « toutes ces lois bioéthiques », comme l’ouverture de la PMA aux couples lesbiens et aux femmes seules, et son « absence de conviction ». Néanmoins, elle ne votera pas pour Marine Le Pen. « Tout me rebute chez elle, elle est totalement incompétente », juge Marie-Hélène tout en lui reconnaissant une vision cohérente sur l’immigration.

Commerçant du quartier, Philippe a, lui, fait un choix plus étonnant : « J’ai voté Jean Lassalle, je le trouve plus authentique que les autres ». Tout sauf le président-candidat, « moi, je l’appelle Ali ben Macron parce qu’il m’énerve. C’est sûrement quelqu’un de très intelligent mais il est suffisant », justifie-t-il avant de tacler son côté « bourgeois de province ».

Une insécurité vécue par procuration

Très loquace, Philippe qui a repris le commerce de ses parents et a toujours voté à droite. Les mesures qu’il aimerait voir mises en place en témoigne : limiter le rôle de l’école à l’instruction et instaurer l’uniforme, réformer le droit de succession, « un impôt confiscatoire », et mettre un terme au « système de l’assistanat ».

L’insécurité est l’autre sujet sur lequel il se montre intarissable : « l’Etat est trop laxiste, on se demande aujourd’hui quand est-ce qu’on va se faire braquer pour 20 euros ». Philippe n’a pas subi d’agression mais assure « ressentir la délinquance ».

En outre, il s’inquiète d’un État qui n’a plus rien de laïc, lui, qui est catholique pratiquant. « Je suis pour interdire les signes de religion dans l’espace public, pas de kippa, pas de voile », explique le commerçant. Il ne se prononce pas cependant pour l’interdiction de la soutane dans l’espace public, « ce n’est pas la même chose, mais vous savez j’ai déjà vu des prières de rue (de musulmans bien sûr NDLR) ». Au fil de la discussion, Philippe explique qu’il voudrait que cette laïcité stricte (mais modulable) s’applique aussi pour « les israélites » et regrette qu’on ne puisse rien dire sur eux.

Eric Zemmour a séduit une partie de l’électorat de François Fillon

Le score d’Eric Zemmour dans le 16e arrondissement témoigne d’une « radicalisation de la bourgeoisie » pour Jean Rivière, maître de conférences en géographie à l’Institut de Géographie et d’Aménagement Régional de l’Université de Nantes (IGARUN). Il pointe par ailleurs le fait que « ce vote correspond à une partie des voix de François Fillon en 2017 » qui malgré les affaires avait obtenu 58,45% des voix dans le 16e arrondissement.

Le polémiste d’extrême droite a également réalisé des percées dans les arrondissements environnants : 13,92 % dans le 7e, 15,32 % dans le 8e. Les villes riches des Hauts-de-Seine lui ont aussi offert des votes conséquents. C’est le cas à Neuilly-sur-Seine où il réalise 18,75 % mais aussi dans le fief de Valérie Pécresse, à Versailles (Yvelines), où il se place en deuxième position derrière Macron avec 18,48 %.

Mais ce phénomène est plus général : « À Nantes, c’est également le coeur des beaux quartiers qui a voté pour Eric Zemmour et à l’échelle de la France, cela s’observe dans le centre de Lyon, sur le littoral, dans le Var, les Alpes-maritimes ou Deauville ». Jean Rivière note par ailleurs la présence de deux extrême-droite, « la géographie électorale d’Eric Zemmour et Marine Le Pen est complètement différente, il y a un clivage sociologique profond ».  

L’électorat d’Eric Zemmour présenterait, en effet, deux blocs. Une partie correspond à celle de l’électorat de François Fillon en 2017 : « les catholiques pratiquants réguliers (18 %) et occasionnels (13 %), ainsi que ceux disant venir de milieux aisés ou favorisés (13 %) », écrit Emilien Houard-Vial, politiste, spécialiste de la droite française, dans AOC. Mais le candidat d’extrême-droite performe également chez ceux « qui déclarent vivre sur leurs économies ou grâce à des crédits (13 %) et chez ceux qui se disent plutôt pas ou pas du tout satisfaits de leur vie (respectivement 13 % et 21 %) ».

Eric Zemmour leur promet de rester l’élite de la France. 

Ce premier groupe d’électeurs correspond au « vote d’une bourgeoisie en colère », nous explique Emilien Houard-Vial. Pour le spécialiste de la droite française, « cette bourgeoisie ne partage pas la vision de l’économie mondialisée de Macron » et connaît paradoxalement une peur du déclassement. Sur ce point, « Eric Zemmour leur promet de rester l’élite de la France, une élite basée sur l’héritage qui aimerait bien que ça reste comme ça ».

Le discours d’Eric Zemmour, notamment sur la théorie conspirationniste du « grand remplacement », a donc fait écho à des peurs existentielles voire civilisationnelles forcément teintées de xénophobie. « Cette bourgeoisie qui s’encanaille, ce sont des gens qui vivent dans des quartiers plus homogènes en termes de mixité avec la croyance qu’ils peuvent être remplacés », détaille Emilien Houard-Vial. Un manque de mixité sociale aussi, comme en témoigne le très faible taux de logements sociaux dans les quartiers ou les villes huppés de la capitale notamment.

On pourrait également comparer la jeunesse bourgeoise visible dans les rassemblements du candidat d’extrême-droite à celle des années 1960. Le groupe néofasciste Occident, dissous en 1968, avait par exemple attiré dans ses rangs des jeunes bien nés comme Gérard Longuet qui poursuivra une carrière politique chez la droite de gouvernement par la suite.

« Zemmour a plus performé chez les catholiques que Valérie Pécresse. Il y a une transformation du catholicisme en quelque chose de patrimonial qui pourrait disparaître pour eux ». A noter que Marine Le Pen a semblé prendre ses distances avec la Manif pour tous, alors qu’Eric Zemmour n’a cessé d’attaquer un supposé « lobby LGBT » lors de sa campagne.

En 1984, les quartiers riches tentés par Jean-Marie Le Pen

Nonna Mayer, une des plus grandes spécialistes de l’extrême droite, rappelle que lors des élections européennes de 1984, Jean-Marie Le Pen avait réalisé des scores importants dans les mêmes quartiers de la capitale qui trouvaient Simone Veil, la candidate du RPR et l’UDF,  trop modérée. Elle l’analysait dans son essai De Passy à Barbes : deux visages du vote Le Pen à Paris.

En 1984, des mobilisations pour la défense de l’enseignement privé jettent des milliers de manifestants dans les rues versaillaises. La gauche accède au pouvoir pour la première fois avec l’élection de François Mitterrand en 1981. Le précédent mandat de Valéry Giscard d’Estaing, malgré un virage conservateur, a sans doute aussi rebuté une partie de la droite avec la dépénalisation de l’avortement ou l’instauration du divorce par consentement mutuel.

Aujourd’hui, Nonna Mayer analyse ce vote et note un contraste avec celui engrangé par la candidate du Rassemblement National. « Chez cette partie de la droite qui a voté pour Eric Zemmour, il y a quelque chose qui est de l’ordre du vote de classe. Contrairement à Marine Le Pen, il a réussi dans un électorat avec des revenus et des niveaux de diplômes élevés qu’elle ne touche pas », développe la politiste, chercheuse émérite au CNRS.

Marine Le Pen joue la défense des petits et Zemmour s’adresse à une population
plus intello.

« Marine Le Pen joue la défense des petits et Zemmour s’adresse à une population plus aisée et plus intello », résume Nonna Mayer. Lui mobilise davantage « l’idée du déclin de la France, très présente chez Maurras (théoricien du nationalisme français et farouchement antisémite), l’idée que le cœur de l’identité française est menacée, l’idée que la France d’hier n’est plus ».

Autres différences notables, Eric Zemmour reprend « la radicalité de l‘extrême droite française des années 30 » et porte un discours « très antiféministe, misogyne alors que Marine Le Pen met en avant le fait d’être une femme ».  Le polémiste d’extrême-droite agit donc comme un « répulsif chez l’électorat féminin » contrairement à Marine Le Pen.

Comme tous les dirigeants des droites populistes qui essaiment, à l’instar de Donald Trump aux Etats-Unis ou de Viktor Orban en Hongrie, il promet de « retrouver la grandeur du pays » et surfe sur un « repli identitaire ».

Que va-t-il rester du vote Zemmour ? Les soutiens, comme Olivier, veulent croire qu’il y aura un après. « Ce n’est pas fini, on a assisté à la mort de LR, il n’y a plus de partis », assure-t-il et d’espérer un gouvernement de cohabitation avec une victoire des candidats de Reconquête aux législatives. Un rêve bien ambitieux. Reste que la recomposition de la droite chez LR paraît plus compromise que jamais.

« Il y a eu 10 ans de délégitimation de la droite, une droite qui s’est elle-même accusée d’être trop molle… Cela a fini par infuser. Zemmour n’aurait pas fait ces scores s’il n’y avait pas eu des discours du même ordre pendant des années », observe Emilien Houard-Vial. Dans cette grande recomposition politique, une partie de la droite semble toutefois avoir trouvé son champion en la personne d’Eric Zemmour.

Helena Berkaoui

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