BB : Avant de tenter de les analyser, une première question plus personnelle : dans quel état d’esprit êtes-vous alors que le département compte chaque jour de nouveaux décès ?

Stéphane Troussel : C’est forcément douloureux. J’ai des connaissances nombreuses parmi les élus, les citoyens, les professionnels de santé… Ce sont des histoires individuelles, des aventures humaines, des amis que l’on voit tomber malade ou disparaître. Je pense à Jean-Charles Nègre, qui a été un de mes vice-présidents, je pense à des élus atteints du virus, à des collaborateurs du département, des gens à La Courneuve (la ville où il est élu, ndlr)… La situation est rude et elle va laisser des traces.

L’exécutif a mis en avant la semaine dernière l’augmentation importante de la mortalité en Seine-Saint-Denis (+63% du 21 au 27 mars)…

(Il coupe) D’abord, j’avoue que quand j’ai entendu le directeur général de la Santé jeter un peu en pâture, sans explication, la Seine-Saint-Denis et l’Alsace, je n’ai pas bien compris… Quand on donne des chiffres comme ça, ça n’exonère pas de donner des explications, en toute clarté et transparence.

Je dois dire, par exemple, que le chiffre le plus significatif selon moi n’est pas de comparer les évolutions d’une semaine sur l’autre. Il faut plutôt comparer avec le nombre de décès l’an dernier à pareille époque. Quand on le fait, on se rend compte qu’entre mars 2019 et mars 2020, il y a eu +45% de décès dans le département. C’est bien évidemment énorme et je ne souhaite pas relativiser cette situation, mais c’est comparable avec ce que l’on voit dans les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne. A la différence près et notable que nous avons un territoire plus jeune, où les chiffres de départ sont plus bas.

Sur le fond, comment expliquez-vous ce nombre important de décès ?

A l’évidence, il apparaît que la pauvreté, la précarité et les inégalités augmentent cette mortalité. En Seine-Saint-Denis, on n’a pas 20% d’habitants qui ont rejoint leurs résidences secondaires à l’annonce du confinement (contrairement à Paris, ndlr).

Autre facteur : il y a une surreprésentation des pathologies chroniques et lourdes, comme le cancer, l’obésité ou le diabète, qui sont des facteurs qui expliquent certains décès.

Dans notre département travaillent des médecins, des soignants, des caissiers, des éboueurs… On les voit tous les matins dans les transports. Elles et eux ne télé-travaillent pas.

On peut évoquer aussi les surmortalités dues à des contaminations intra-familiales. Quand on habite dans un petit appartement, c’est plus difficile d’isoler un des membres de la famille potentiellement malade.

Enfin, beaucoup d’habitants ont eu recours plus tardivement aux services de soins, ce qui a compliqué la prise en charge.

Aujourd’hui, l’offre de soins dans le département est-elle suffisante pour faire face ? Avant la crise, on entendait souvent les professionnels parler du manque de moyens à Delafontaine, Avicenne ou Jean-Verdier, du manque de médecins de ville, de SOS Médecins qui ne se déplace plus dans le 93…

Le nombre de lits de réanimation est deux fois moins important ici que dans les Hauts-de-Seine ou Paris. Pour autant, cette situation n’empêche pas les patients de Seine-Saint-Denis d’être pris en charge. Cette crise est gérée par l’ARS par-delà les frontières départementales. Des patients du département ont pu être hospitalisés à Paris ou ailleurs dans la région.

Quel regard portez-vous sur l’action du gouvernement ? L’estimez-vous responsable de la situation qui a mené à de tels chiffres de mortalité ?

Vous connaissez mon positionnement, je ne suis pas considéré comme un soutien d’Emmanuel Macron. Mais, aujourd’hui, je considère que je dois être à mon poste, travailler le plus efficacement possible avec les différents partenaires (l’Etat, les communes, l’ARS…). La priorité des priorités, pour moi, c’est ça. Nous sommes au temps de la mobilisation et de la solidarité. Viendra le temps de l’enquête et du débat, ensuite. Il est évident que cette crise jette une lumière crue sur les inégalités sociales et territoriales que subit notre département et que nous dénonçons depuis des mois, voire des années.

Les leçons de morale sur le confinement, ça suffit

On a beaucoup parlé de non-respect du confinement dans le département. Qu’en est-il ?

Cette polémique m’a mis profondément en colère. Certains se sont précipités pour expliquer que la Seine-Saint-Denis et ses habitants ne respectaient pas le confinement. Le confinement vaut pour tout le territoire et il faut être intransigeant là-dessus. A chaque fois que c’était nécessaire, j’ai fait appliquer la loi, j’ai demandé l’intervention des forces de l’ordre ici et là. Mais le confinement est globalement respecté. Le président de la République l’a rappelé quand il est venu dans le département.

Certes, il y a encore des difficultés autour de certaines gares et certains métros. Mais les images de ce week-end le long des canaux parisiens ou rue Montorgueil, ce n’est pas en Seine-Saint-Denis. Les images des trains bondés de gens qui se pressent pour rejoindre leur résidence secondaire avec jardin, ce n’est pas des gens de la Seine-Saint-Denis. Ce discours sur les « salauds de pauvres », ça va, ça suffit. Les leçons de morale, ça suffit.

Des maires réclament des dérogations à la mesure de fermeture des marchés couverts. Encouragez-vous ces exceptions ?

Je sais qu’il y a des demandes qui peuvent se justifier dans certaines villes compte tenu de l’offre commerciale en magasin. Les maires soumettent leur demande au préfet. Il faut montrer que la configuration du marché permet de respecter les règles de distanciation et que l’offre commerciale à proximité est insuffisante. Je sais que le préfet agira dans ce sens-là et je comprends qu’il le fasse avec beaucoup de précaution. L’objectif, ce n’est pas d’embêter qui que ce soit mais d’agir dans l’intérêt de nos concitoyens.

Dans les quartiers populaires, le contrôle du confinement s’est parfois transformé en prétexte de violences policières. Qu’en pensez-vous ?

Je suis particulièrement attentif à cette question. En particularité dans un département jeune et populaire comme le nôtre, cette question est non seulement extrêmement sensible mais indispensable pour la cohésion de notre pays. Je suis très attaché à ce que le lien de confiance entre la police et la population soit maintenu, quelles que soit les circonstances. Chacun doit respecter scrupuleusement les règles : c’est vrai pour les citoyens et c’est encore plus vrai pour les dépositaires de l’autorité publique. Ils ont un métier difficile, y compris en ce moment. Mais ils ont une responsabilité, encore plus grande en ce moment, de veiller à ce que leur rapport avec nos concitoyens ne soient jamais entachés de dérapages et de difficultés.

L’action du conseil départemental

Comment est organisé aujourd’hui le département pour faire face à cela ?

Le 17 mars, le département a activé son PCA (plan de continuité des activités). Plus de 900 de nos 8000 agents sont mobilisés. L’idée est d’assurer les fonctions vitales et essentielles. Cela concerne nos missions de solidarité, nos missions de l’aide sociale à l’enfance, qui gère la protection de 5000 enfants placés, l’ouverture de 22 de nos PMI pour assurer un certain nombre d’actes médicaux indispensables, le maintien de certaines crèches et de certains collèges, le maintien des interventions les plus urgentes sur notre réseau de voirie et d’assainissement… On conserve enfin au minimum nos activités support, comme la direction du personnel pour que nos agents puissent être payés ou la direction de l’informatique.

En plus de ce PCA, vous avez initié un certain nombre d’actions spécifiques à la crise que nous traversons. C’est le cas, par exemple, dans le domaine de l’accompagnement de nos aînés…

Nous avons centralisé près de 50 000 numéros de téléphone de nos personnes âgées. Nous avons épluché les listes que nous avions, en particulier celles des titulaires de différentes allocations ou cartes destinées aux Seniors. On a réussi à constituer ce fichier de 50 000 numéros que l’on va appeler un à un. Aujourd’hui, par exemple, on a mobilisé 250 agents volontaires, qui n’étaient pas mobilisés dans le PCA, pour accomplir cette mission. Ils appellent, ils prennent des nouvelles, ils renseignent. Et, si besoin, ils établissent une fiche de signalement pour les services concernés ou pour les CCAS (centres communaux d’action sociale).

Une autre souffrance liée à la crise, c’est la précarité. Comment veiller à ce que tout le monde mange à sa faim, par exemple ?

Au moment de la fermeture de nos structures, on a collecté tous les stocks qui nous restaient dans nos crèches et nos collèges : du lait, des couches, des denrées alimentaires… On a distribué tout cela à des associations. Ensuite, au fil des jours, tous mes contacts m’ont alerté sur la question de l’aide alimentaire et de la rupture dans un certain nombre de familles les plus précaires.

On a alors organisé la réouverture d’une cuisine centrale, en mobilisant un certain nombre d’agents volontaires, dans le collège Louise-Michel à Clichy. On a démarré avec 1500 repas et on va atteindre 3000 repas par jour la semaine prochaine. Nous les confions à des associations qui les redistribuent partout sur le territoire.

Votre compétence, c’est aussi les collèges et ça nous permet d’aborder la question scolaire. Est-ce que vous craignez pour l’avenir scolaire de ces filles et de ces garçons qui ne peuvent pas suivre les cours à distance, qui n’auront pas les moyens pour suivre des cours particuliers cet été et qui risquent tout simplement de décrocher ?

Bien sûr. L’école à la maison, pour beaucoup d’enfants, ce n’est pas l’école. Il faudra des moyens puissants pour faire du rattrapage scolaire, des séances d’accompagnement et de remise à niveau… En dépit de la bonne volonté des parents et des profs, cette période ne sera pas l’école comme d’habitude, malgré tout ce que dit le gouvernement. Il y a un grand risque d’aggravation des inégalités scolaires.

De notre côté, on a mis à disposition des enfants les tablettes qui étaient disponibles dans les collèges pour toutes les familles qui en demandaient. Mais je sais bien que cela ne suffit pas. Il faudra un programme éducatif puissant.

La France à deux vitesses n’a pas d’avenir après cette crise

Une pétition portée par plusieurs collectifs de locataires réclame l’exonération des loyers pour les foyers les plus modestes, le temps de la crise. En tant que président de Seine-Saint-Denis habitat, que pensez-vous de cette proposition ?

Seine-Saint-Denis habitat, comme la plupart des organismes, a pris très vite une décision simple : la mise en place d’une cellule spécifique dédiée au suivi social des locataires. Son rôle, c’est notamment de proposer toutes les dispositions, souples et sur mesure pour chaque locataire.

Mais avoir une mesure générale, ça n’a pas de sens. Entre un fonctionnaire qui voit son salaire maintenu à 100% et une famille dans la plus grande précarité qui n’a plus de ressources et a des dépenses augmentées comme l’alimentation, il serait injuste de fixer une seule règle.

Dans l’éventail de mesures, pouvez-vous imaginer aller jusqu’à la prise en charge du loyer des plus vulnérables ?

Pas par le bailleur mais par le fonds de solidarité logement, c’est possible. Cela fait partie des solutions que nous explorerons avec celles et ceux qui en ont besoin. Ce matin, j’ai signé une tribune dans La Croix pour demander à l’Etat d’alimenter les FSL dans les départements pour nous aider à faire face. C’est important pour ne pas mettre les organismes HLM dans une difficulté plus grande.

Comment voyez-vous l’après ?

Malgré les grandes paroles d’aujourd’hui, je sais que ce combat contre les inégalités ne sera pas gagné aussi facilement que cela, en dépit de l’ampleur de la crise. Je crois que la situation économique et sociale pour les populations les plus pauvres peut être particulièrement douloureuse. J’ai peur d’une augmentation terrible de la pauvreté, de la précarité, du décrochage scolaire, de l’épuisement de l’appareil sanitaire…

Il faudra continuer à se mobiliser, rester déterminés. Par contre, il y a quelque chose dont je suis absolument convaincu, pour la cohésion sociale dans notre pays et pour la démocratie. La France à deux vitesses, ça n’a pas d’avenir après cette crise. Collectivement, il faudra que tous ceux qui veulent diriger ce pays prennent conscience de cela.

Propos recueillis par Ilyes RAMDANI

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