C’est une conférence comme il y en a peu, une discussion autour de deux espaces, deux territoires que les discours politiques et médiatiques opposent sans cesse. Ce mercredi 28 novembre, c’est à Bagnolet que la conférence « Quartiers populaires en banlieue et monde rural délaissé » s’est tenue, animée par la politologue et co-fondatrice du Front de Mères Fatima Ouassak. C’est dans une salle aux allures d’une salle de classe, visiblement trop petite pour les spectateurs venus en nombre, que Youcef Brakni, porte-parole du Comité Adama et Edouard Louis, écrivain, commencent par raconter leurs enfances respectives, leur expérience, et les liens, les oppressions et les différences qu’il peut y avoir entre les quartiers populaires de banlieue et le monde rural. Mais avant que l’échange commence, une projection d’une vidéo du MIB, Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, est proposée. Le montage d’une dizaine de minutes montre le rassemblement du MIB en 2003 au Larzac.

Des convergences à quelle prix ?

Les mots du porte-parole du MIB au Larzac, Tarek Kawtari, raisonneront tout au long de la discussion entre Édouard Louis et Youcef Brakni. Ils raisonneront dans les mots d’Édouard et Youcef, mais aussi dans notre temps. Une impression que peu de choses ont changé quand on entend ce militant dire avec passion : « Comment ça se fait que les mouvements issus des banlieues, des quartiers sont si isolés du mouvement social ? (…) On ne peut pas converger si nous on n’est pas debout ! On peut pas converger si nous, on n’est pas à égalité. C’est l’égalité ou rien ! ». Surtout dans une période où le mot d’ordre est à la convergence des luttes. « La confédération paysanne dit qu’il faut des convergences. Des convergences mais à quelle prix ?! », interrogeait il y a 15 ans Tarek Kawtari devant les soutiens du Larzac. Bref a qui demande-t-on de converger ? Avant de déclarer : « On ne fera pas de convergence au prix de notre reniement, du reniement de notre histoire ».

A travers leurs parcours respectifs, Édouard Louis et Youcef Brakni tentent de mettre la lumière sur les rapports qu’entretiennent ces deux milieux.  Edouard Louis raconte comment sa mère qui, malgré la distance qui séparait le village où ils habitaient des banlieues, elle disait : « Nous on n’est pas des racailles des cités » alors que dans le même temps certains jeunes de ces mêmes territoires essayaient d’avoir un look, réel ou fantasmé, de jeunes de quartiers. Edouard Louis lui-même raconte qu’il avait une fausse sacoche « LV » (Louis Vuitton) lorsqu’il était plus jeune. Par ces différents exemples, Edouard Louis tente de montrer comment l’abandon des classes populaires par une grande partie de la gauche, le changement de vocabulaire de la gauche institutionnelle ne parlant plus de pauvreté ni d’exclusion, a fait qu’il ne restait plus aux classes populaires blanches que le discours du FN pour dire « je souffre« . Il dit : « Une des raisons de pour lesquelles on en est là, c’est ça. Comment peut-on donner aux gens de nouvelles manières de dire ‘je souffre’ ? Et à l’intérieur de ça faire comprendre, transmettre, faire discuter, et faire en sorte que les gens comprennent que ma mère ou la mère d’Assa Traoré elles sont victimes de mécanismes communs, avec des choses différentes aussi ? »

Youcef Brakni quant à lui, parle de l’expérience de passer d’une petite ville de Normandie à la banlieue. Lorsqu’il y ait arrivé avec ses parents, la première chose qu’il s’est dit c’est : « Mais qu’est-ce que la France a fait de nous ! ». Que la grande différence profonde entre le monde rural et les quartiers populaires, c’est le racisme, ou plutôt comment l’expérience que l’on en fait est différente.

Tactiques de silenciation 

Pour Edouard Louis et Youcef Brakni, l’un des points commun entre le monde rural et les quartiers populaires, c’est lorsqu’ils disent « je souffre », des tactiques de silenciation se mettent en place pour les faire taire. Edouard Louis parle de la manière dont des médias ont remis en cause le portrait qu’il faisait de son village dans « En finir avec Eddy Bellegueule ». Lorsqu’il parlait du racisme omniprésent et de l’homophobie qu’il y a vécue, on lui a reproché de stigmatiser les classes populaires. Aujourd’hui, ce sont les-mêmes, selon-lui, qui lui reprochaient de stigmatiser les classes populaires qui reprochent aux gilets jaunes d’être des racistes et des homophobes. « On manipule cette classe objet, selon ce qu’on veut dire à un moment donné tant que l’on veut faire taire les classes populaires ! », estime-t-il. Le but ici ne serait pas de parler des questions de racisme dans les mouvements sociaux mais de discréditer le mouvement en question. Youcef Brakni rebondit : « On nous dit ‘Ouais, vous n’avez pas honte de manifester avec des racistes’ (allusion au fait que le Comité Adama appelle à manifester avec les gilets jaunes samedi 1er décembre). Mais vous vous moquez de qui ?! On a une expérience nous avec la gauche. Combien de manifestations où j’ai entendu des propos racistes venant des gens de la CGT, du NPA,  du PC ! »

Une autre tactitique de silenciation, c’est celle qui consiste à qualifier les mouvements de quartiers populaires de « communautariste ». « Et quand tu poses la question de pourquoi vous ne bougez pas quand des enfants meurent devant des policiers de la République, tout de suite est avancée l’arme la plus efficace celle de l’accusation en « communautarisme » ! […] Tout de suite on vous dit ‘Ah vous êtes communautaristes ! », affirme Youcef Brakni. Un processus efficace et systématique estime-t-il utilisée d’ailleurs par la gauche instituée. Il conclut sur ce sujet en disant : « Trois Arabes ou trois Noirs dans un café, c’est du « communautariste », mais trois Blancs dans un café c’est un débat. C’est tout ! C’est juste ça ! Et vous ne vous rendez pas compte comment c’est ultra efficace. Et je le vis tous les jours. »

Youcef Brakni rappelle la manière dont ces deux mondes, banlieues et monde rural sont d’ailleurs mis dos-à-dos. « Quand ces révoltes-là sont déclenchées (référence aux révoltes de 2005), il y a tout un processus médiatique qui se met en marche, et puis arrive ce discours réactionnaire d’extrême droite largement repris par tout le spectre politique qui est de dire : pourquoi la jeunesse du monde rural, elle, ne se révolte pas ? ». Soit une énième manière de faire taire ceux qui tentent de dire « Je souffre ».

On ne rejoint pas les gilets jaunes, on va ! 

Cette échange entre Edouard Louis et Youcef Brakni, mais aussi l’appel du Comité Adama à manifester samedi 1er décembre aux côtés des gilets jaunes tentent de casser les mécanismes de silenciation, mais aussi de rappeler que certains souffrent d’une domination commune ; que la hausse du prix du diesel touchent aussi bien les habitants des quartiers populaires que les « gilets jaunes ». Une des personnes du public a d’ailleurs interrogé les deux intervenants à ce sujet ce à quoi Youcef Brakni a répondu : « On ne rejoint pas, on va ! ». Une affirmation qui consiste à affirmer que cet appel n’est pas un simple soutien , ni une convergence entendue comme une simple addition, mais bien un rappel que eux aussi sont affectés par ces politiques, que eux aussi sont des « gilets jaunes » et qu’ils auront samed leur…, le tee shirt jaune « Justice Pour Adama » !

Miguel SHEMA

Cliquez sur ce lien pour (re)voir la conférence donnée par Edouard Louis et Youcef Brakni 

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