« On a eu 48 heures pour empaqueter toute notre vie dans des sacs à dos. » Début août 2022, Myriam reçoit un appel du 115 : avec ses deux enfants, elle doit libérer la chambre d’hôtel dans laquelle elle vit depuis trois ans. « On n’a pas pu tout emmener, on a dû laisser de la vaisselle et des vêtements sur place », se remémore-t-elle. Ses 150 euros d’aide alimentaire financent la location d’un camion de déménagement qui lui en coûte 200.

Entre août et septembre 2022, près de 120 familles mises à l’abri au Palatino, dans le XIIIe arrondissement de Paris, doivent plier bagages. « J’ai une voisine qui pleurait. Tout le monde criait, chacun prenait ses affaires, des camions de déménagement passaient en continu », retrace-t-elle, emmitouflée dans sa doudoune rouge, sur les banquettes du café La Maison Blanche, dans le sud de Paris.

Depuis que j’ai quitté le Palatino, je ne me sens plus chez moi nulle part 

Avec ses enfants de 11 et 21 ans, Myriam est d’abord envoyée par le 115 dans le 16e arrondissement de Paris, à l’hôtel Exelmans. « Là-bas, c’était catastrophique », lâche-t-elle. Myriam sort son téléphone en ajustant ses lunettes aux montures rouges. Sur les images qui défilent, des pièges à rats faits de cartons et de colle, de la moisissure qui se répand sur des radiateurs et un réfectoire sans chaise pour éviter que les familles ne s’y attardent. « Depuis que j’ai quitté le Palatino, je ne me sens plus chez moi nulle part », souffle-t-elle, en reposant sa tasse de café vide.

« Baladés » dans 20 hôtels différents pendant cinq mois

Arrivé de Côte d’Ivoire en 2018, Fofana a, de son côté, connu les squats et la rue, avant de trouver refuge à l’hôtel avec sa femme, venue le rejoindre l’année suivante. Après deux ans passés dans un établissement du 9ᵉ arrondissement de Paris, Fofana et sa famille doivent également faire leurs valises.

« Quand on reçoit les messages de fin de prise en charge, on a les larmes aux yeux, mais on ne peut rien faire. L’hôtel a dit qu’on n’était pas renouvelé. Ils ont mis toutes nos affaires dehors alors que ma femme était à l’hôpital », témoigne le trentenaire. Avec son épouse et leurs trois enfants de 11 ans, 2 ans et 11 mois, ils sont « baladés », dans toute l’Île-de-France pendant près de cinq mois : « On a fait plus de 20 hôtels différents à Mantes-la-Jolie, Poissy, Chelles, Les Ulis… Quatre jours d’un côté, deux jours de l’autre », décrit-il.

Des fins de partenariats renforcés par la perspective des JO

« Le bruit court entre nous que l’on doit partir à cause des Jeux Olympiques. Tout le monde en parle, mais on n’en sait rien. On ne sait jamais pourquoi on doit partir. » Dans la voix de Fofana, de la résignation plus que de l’amertume. « Les JO nous font très peur. C’est une problématique qui interpelle les travailleurs du terrain, mais aussi la hiérarchie », confirme Julie*, du Samu social de Paris.

À l’été 2024, environ 15 millions de touristes étrangers sont attendus pour ce qui prévoit d’être « le plus grand événement que la France ait organisé ». Si l’État assure, par la voix de la DRIHL (la direction régionale et interdépartementale de l’Hébergement et du Logement), qu’une « solution sera proposée à toute personne vulnérable qui serait hébergée dans un hôtel pouvant cesser ce type d’activité », le service admet que les fins de partenariats « peuvent être renforcés par la perspective des JO ».

Les partenariats d’opportunité de la crise Covid

Depuis un an, la reprise touristique post-Covid pousse d’ores et déjà les hôteliers à rompre leur convention avec l’État. « Les partenariats d’opportunité établis lors de la crise du Covid étaient, pour beaucoup, avec des établissements exclusivement touristiques. Ils font aujourd’hui le choix de retourner, partiellement ou intégralement, à leur activité initiale », explique la direction de DELTA, l’opérateur de gestion de l’offre hôtelière à vocation sociale en Île-de-France.

379 millions d’euros versés par l’État aux hôteliers en 2022

Avec la pandémie, la baisse d’activité dans le secteur avait conduit bon nombre d’établissements à se tourner vers l’hébergement d’urgence, signant des conventions pour accueillir des familles mises à l’abri par le 115. Avec 18,60 euros par nuit et par personne en moyenne, la manne financière versée aux hôteliers par l’État représenterait ainsi environ 379 millions d’euros en 2022, pour une moyenne de 55 845 personnes hébergées chaque nuit en Île-de-France.

« Le Samu Social m’a appelée, je leur ai mis à disposition 90% de mon établissement. Je n’ai pas eu d’autre choix, sinon j’allais mettre la clé sous la porte », témoigne la gérante d’un hôtel dans le 9e arrondissement de Paris, qui a récemment entrepris des travaux de rénovation pour reprendre son activité touristique.

Une perte de 2 400 places sur l’année 2022

Parce que depuis 2010, l’État choisit de recourir massivement aux hôtels pour la mise à l’abri d’urgence, plutôt que d’investir dans des structures pérennes, ces fins de partenariats ont « un impact considérable sur le nombre de places disponibles à la régulation », écrit le Samu Social. Selon DELTA, l’année 2022 a été marquée par une perte de 2 400 places. « 4 800 places ont été perdues en hébergement hôtelier et seulement 2 400 ont pu être nouvellement captées », comptabilise Alexis Bouin, le directeur adjoint chargé du développement et de l’innovation.

À tout moment, ils peuvent me dire de partir alors mes affaires sont toujours empaquetées 

Ces « fins de partenariats » ou « places perdues » sont pour, les personnes hébergées, synonymes d’expulsions, d’angoisses et de déménagements en série. « Je sais qu’à tout moment, ils peuvent me dire de partir alors mes affaires sont toujours empaquetées », témoigne Alima*. Arrivée de Côte d’Ivoire en 2016, laissant son fils « au pays », elle dort d’abord dans une gare, puis dans un centre d’hébergement, avant de trouver une place dans un hôtel du 18e arrondissement de Paris.

Hébergées dans des villes de plus en plus excentrées

Le 21 octobre dernier, Alima apprend, par un SMS du 115, qu’elle doit libérer sa chambre : « La dame voulait réparer son hôtel, pour en faire un établissement normal… Tout le monde a dû partir ». En 48 heures, elle est envoyée à une trentaine de kilomètres de Paris et de son travail, à Savigny-sur-Orge dans le 91. « Je finis le travail à 19 heures, quand j’arrive, la réception est fermée. Je ne peux plus utiliser le micro-ondes alors, je mange froid, tous les jours. C’est compliqué tout ça, je ne peux plus le supporter ». Sa voix se brise, Alima peine à masquer sa détresse.

L’établissement est situé entre l’autoroute et les pistes d’atterrissage de l’aéroport d’Orly 

Après avoir perdu leurs places dans les hôtels de la capitale, les familles se retrouvent bien souvent dans des villes excentrées et peu accessibles en transports en commun. Après le 16e, Myriam et ses deux enfants sont envoyés à Paray-Vieille-Poste dans le 91. Leur chambre est « agréable » mais « autour, il n’y a rien : pas de maison, pas de magasin, rien. Seulement l’autoroute et les pistes d’atterrissage de l’aéroport d’Orly ». Comme pour l’attester, elle ouvre Google Street View.

Deux heures de périple jusqu’au collège

À cause de la distance, Myriam perd l’emploi d’auxiliaire de vie qu’elle avait trouvé dans le 11e arrondissement de Paris. Chaque matin, elle continue pourtant de se rendre dans la capitale, pour accompagner sa fille jusqu’à son collège, à Maison Blanche (Paris 13). Deux heures de périple aller-retour, entre la marche en bord de route, l’attente à la station de tramway et le métro bondé. « Il n’était pas question de la changer d’établissement scolaire, elle est entrée en 6e et s’est fait des amis là-bas », justifie la mère de famille.

« Parfois mes amis me manquent. Quand on habitait au Palatino, j’allais avec eux au parc en sortant des cours, mais maintenant, je n’ai plus le temps », témoigne Kmar, la fille de Myriam qui se dit « juste fatiguée » de cette situation. « Ce n’est pas une vie pour elle », soupire sa mère, en essayant de se réchauffer les mains autour de sa tasse de café vide.

22 enfants scolarisés dans le 13e ont été déplacés en Île-de-France

Comme la fille de Myriam, 22 enfants auraient été déplacés un peu partout en Île-de-France, lors des évacuations du Loge In et du Palatino, en août et septembre dernier. « Les familles ont été envoyées à Louvecienne, à Champigny, à Boussy-Saint-Antoine, Garges-lès-Gonesse, Les Ulis, Saint-Fargeau-Ponthierry. Rapidement, c’est devenu impossible pour la plupart d’entre elles de continuer à venir à l’école dans le 13e », retrace Marie-José Gallard, membre de l’association Réseau éducation sans frontières (RESF), et du collectif de soutien aux familles expulsées.

Certaines communes mettent en place des mesures pour compliquer l’inscription d’enfants vivant à l’hôtel  

Selon cette retraitée « humaniste et révoltée », certaines municipalités n’ont pas accepté de scolariser les enfants des ménages expulsés. « Lorsqu’elles sont envoyées dans un autre département, les familles ne sont pas reconnues comme résidant dans la nouvelle commune », confirme Lynda Boutaleb de Médecins du monde.

Tarifs de cantines prohibitifs, listes d’attente ou absence de transports en commun vers le centre-ville depuis le lieu d’hébergement, « certaines communes mettent en effet en place des mesures pour compliquer l’inscription d’enfants vivant à l’hôtel », pointaient déjà en 2015 les chercheurs en sociologie Erwan Le Méner et Nicolas Oppenchaim, dans Pouvoir aller à l’école. La vulnérabilité résidentielle d’enfants vivant en hôtel social (2015). 

Quand on nous a balancé d’hôtels en hôtels, on a tout perdu. Maintenant, on a besoin de s’implanter quelque part 

À ces problématiques de scolarité s’ajoutent celles de l’accès aux soins. « Notre fille aînée, qui a de très gros problèmes de santé, était suivie à l’hôpital Trousseau à Paris. Mais depuis qu’on est à Villeneuve-le-Roi (94), on n’a pas pu aller à ses rendez-vous parce qu’on a des problèmes avec le Navigo », déplore Fofana. Sa famille avait pris ses habitudes à Paris, entre « le café au Secours Populaire »  et « le repas aux Restos du cœur ». 

Une place en « long séjour » à Villeneuve-le-Roi

« Quand on nous a balancé d’hôtels en hôtels, on a tout perdu. Maintenant, on a besoin de s’implanter quelque part », expose ce père de famille, soulagé d’avoir enfin obtenu une place en « long séjour » à Villeneuve-le-Roi, il y a un mois et demi. Enfin stabilisé, Fofana peut se concentrer sur sa demande de titre de séjour et sa recherche d’emploi. « Tous ​​les jours, on pense à notre situation. On ne peut pas rester comme ça, il faut qu’on obtienne des papiers pour trouver un logement social ».

Notre chambre n’est pas faite pour les longs séjours, mais j’ai supplié l’hôtelier de nous prolonger pour quelques mois 

Sans parvenir à se réchauffer sur la banquette du café de l’hôtel La Maison Blanche, Myriam confie vivre dans l’angoisse permanente. Leur prise en charge à Paray-Vieille-Poste (91) est renouvelée tous les cinq jours, par un SMS du 115 qui indique qu’ils peuvent rester. Un SMS qui pourrait tout aussi bien les sommer de partir. « Notre chambre n’est pas faite pour les longs séjours, mais j’ai supplié l’hôtelier de nous prolonger pour quelques mois », confie celle qui a quitté la Tunisie en 2016 « pour sauver [s]es enfants ». 

 « Ces sept dernières années ont été terribles, mais je suis forte, pour mes enfants », assure-t-elle, en se dirigeant vers le comptoir, pour payer son café. Elle lève les yeux en direction des étages : « Ici aussi, ils hébergent les familles du 115. On m’a dit : “il n’y a pas mieux comme endroit”. Apparemment dans chaque chambre, ils ont des cuisines et ça m’a l’air propre. Mais ils n’ont pas de place pour nous, j’ai déjà demandé… » Souvent, après avoir déposé sa fille au collège, Myriam vient se réchauffer au café de cet hôtel social parisien, comme si elle espérait, un jour, pouvoir déjouer la loterie des affectations.

Margaux Dzuilka et Névil Gagnepain

Illustration : Maya Gering 

* Les prénoms ont été changés à la demande.

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