Sa barbe est blanche. On devine qu’elle fut rousse. Abdul* fait face à une juge du tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Cet homme à la cinquantaine passée vient d’être condamné à six mois avec sursis pour vente à la sauvette de cigarettes. La magistrate lui interdit en outre d’apparaître dans la rue d’Aubervilliers qu’il avait l’habitude d’arpenter, à la recherche de quelques sous.

Abdul accueille le verdict dans un sanglot. « Il a répété que personne ne voulait l’embaucher à cause de ses problèmes de santé. Je ne vois pas d’autre issue pour lui que de retourner travailler dans la rue », compatit l’interprète qui l’accompagne.

« Ce n’est pas par plaisir que je travaille dans le froid »

« Je ne pense pas qu’il vende des cigarettes en pensant faire des gros profits. Il fait ça pour survivre », souligne l’interprète, qui a préféré rester anonyme. Le département compte nombre de ces vendeurs à la sauvette qui proposent des cigarettes Malboro ou marrons chauds près des zones de passage. Si certains travaillent en réseau organisé, d’autres, comme Abdul le font quelques heures par jour pour envoyer la somme récoltée à leur famille vivant à l’étranger.

En sociologie, les chercheurs parlent de travail de subsistance pour définir ces travailleurs. « On définit le travail de subsistance comme une activité, non pas tournée vers une production de rendement économique, mais vers la création de ressource pour la famille. Là où le marché économique local n’arrive pas à combler les besoins », introduit José-Angel Calderón du collectif Rosa Bonheur. Baby sitting, aide administrative ou encore réparation de voitures : le collectif a documenté ces activités dans la ville de Roubaix, bien que l’on « observe ces pratiques dans toutes les villes où il y a des quartiers populaires », poursuit-il.

« Ce n’est pas par plaisir que je travaille dans le froid », insiste Abdul face à la Juge. Dans une autre vie, l’homme travaillait dans la restauration. Ses problèmes de santé en ont voulu autrement. Et le voilà à multiplier les allers-retours au tribunal de Bobigny depuis trois ans. « Il a une cinquantaine d’années, mais on dirait qu’il en a 75 », se désole son avocate, Maître Marine Boudjemaa.

Le tribunal ploie sous le plan « objectif zéro délinquance »

« On est obsédé par les clopes dans ce département », grince l’avocate. Le tribunal de Bobigny cherche la parade pour limiter la vente à la sauvette. Dans la perspective des Jeux Olympiques, dont une partie des épreuves se tiendront en Seine-Saint-Denis, le couple Justice-Police doit « s’attaquer à la délinquance et particulièrement au phénomène d’accaparation de l’espace public »  a annoncé le directeur territorial de la sécurité de proximité du département.

Un plan « objectif zéro délinquance » est d’ores et déjà déployé dans le département avec des effets palpables. « Nous observons une augmentation de 50 % à 88 % des gardes à vue quotidiennes pour stupéfiants, notamment pour des usages, et une hausse significative des interpellations en matière de vente à la sauvette ou des enquêtes de travail dissimulé », a indiqué Éric Mathais, le procureur de Bobigny, en janvier. Avec le premier président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban, il demande des moyens supplémentaires.

Depuis quelques mois, on juge principalement les petits vendeurs

« Depuis quelques mois, on juge principalement les petits vendeurs », confirme un habitué du Tribunal. Les gros dossiers visant à démanteler les réseaux se font plus rares.

Les magistrats suivent les indications du gouvernement, mais doivent composer avec la réalité du terrain. Punie de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, la vente à la sauvette fait partie depuis juillet 2023 des délits sanctionnables par une amende forfaitaire délictuelle de 300 euros. « On n’utilise pas ce dispositif ici, car les magistrats savent très bien que les gens n’ont pas l’argent pour payer. C’est totalement inefficace », remarque Maître Boudjemaa.

À la place, les magistrats de Bobigny se tournent vers les Comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). « C’est une procédure simplifiée qui a pour avantage de déférer, déférer », admet l’avocate. Dans le cadre des CRPC, les vendeurs à la sauvette sont présentés à un Procureur à l’issue de leur garde-à-vue. Lors de cette audience, le Parquet propose une peine. Si cette dernière est acceptée, l’accusé est présenté à un Juge qui a le dernier mot.

« En CRPC, le Juge prononce presque systématiquement une interdiction à comparaître », observent les avocats de Bobigny.

« Les vendeurs à la sauvette répondent aux besoins de la population »

Le combat des magistrats semble vain surtout que « les vendeurs à la sauvette répondent aux besoins de la population » pour le chercheur José-Angel Calderón, par ailleurs Maître de conférences en sociologie à l’université de Lille.

« Les activités du travail de subsistance sont toujours à l’initiative des populations », décrit-il. Dans le spectre du marché du travail informel, on retrouve aussi bien de l’aide administrative à destination de ceux dont le français n’est pas la langue maternelle que la vente alimentaire qui « offre une alimentation inaccessible autrement », fait remarquer le sociologue.

« Les vendeurs à la sauvette s’adressent à des populations précarisées. Dans la rue, le prix n’est jamais fixé d’avance », avance-t-il par ailleurs. Pour le collectif Rosa Bonheur, « en s’attaquant aux vendeurs à la sauvette, on s’attaque aux communautés locales ».

Méline Escrihuela

*Le prénom a été modifié.

La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Collectif Rosa Bonheur, Ed. Amsterdam. 2019

Articles liés