Bilal* est « trop gentil ». Il a une crève qui clouerait au lit n’importe qui. Et puis demain, le taff reprend. Pourtant, il a accepté de témoigner, car il est  « trop gentil », comme il dit. « Ce qui m’est arrivé n’a aucun sens », répète-t-il, faute de mieux. Au lendemain de la mort de Nahel, tué le 27 juin dernier, Bilal a été pris dans la vague d’arrestations et de déferrement qui a suivi. 2 770 au compteur début août, rien que pour les jeunes majeurs.

Comme d’autres, Bilal a été innocenté après avoir passé cinq semaines en détention provisoire. Le 29 juin 2023, Bilal se trouve dans son quartier, « une cité calme », desservie par le RER E. Le jeune homme, 20 ans, sort de chez lui par curiosité. « Il y avait quelques feux de poubelles, mais pas grand-chose de plus », se rappelle-t-il. La police essuie tout de même quelques feux d’artifice. Au milieu de la nuit, Bilal se fait interpeller, accusé d’avoir incendié des poubelles. Les policiers qui procèdent à son interpellation sont de vieilles connaissances. « Ils m’ont arrêté pour faire du chiffre. C’est un truc d’État pour répondre aux ordres du Ministère de la Justice », analyse-t-il.

Les comparutions immédiates : machine à incarcération

Du 27 juin au 7 juillet 2023, le nombre d’interpellations et de renvoi vers la Justice donne le tournis. D’après une analyse de l’Inspection générale de la Justice publiée début août, 3 847 personnes sont passées devant un tribunal ou un magistrat sur cette période. Le garde des Sceaux avait appelé à une réponse « rapide, ferme et systématique ».

En conséquence, « les tribunaux judiciaires se sont résolument appuyés sur des procédures accélérées, privilégiant la présentation des mis en cause devant le procureur de la République et le jugement par comparution immédiate, dans des proportions inhabituelles », note le rapport.

Les comparutions immédiates, régulièrement critiquées pour leur caractère expéditif et peu respectueux du principe d’individualisation des peines, ont tourné à plein régime. La procédure a été privilégiée sur cette période six fois plus que sur l’ensemble de l’année 2021.

Le juge était très dur. Et tout allait trop vite, beaucoup trop vite

« Ce qui m’a le plus choqué, c’est la vitesse à laquelle tout s’est passé », se remémore Bilal. Début juillet, le jeune homme passe lui aussi en comparution immédiate au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Son dossier, finalement renvoyé à une date ultérieure, l’emmène en prison : paradoxalement, un mal pour un bien. « Pendant cette première audience, je pensais y rester », souffle-t-il. « Le juge était très dur. Et tout allait trop vite, beaucoup trop vite », décrit-il.

Les peines de prison tombées après la mort de Nahel ont majoritairement été prononcées dans le cadre de ces procédures accélérées. 83 % des sanctions requises en correctionnel ont été prises dans le cadre de comparutions immédiates ou de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). « Cette procédure est devenue une usine à condamner et à enfermer, à l’issue d’audiences où l’examen des charges et de la personnalité des prévenus est trop souvent bâclé », dénonce un collectif d’avocats et de magistrats dans une tribune publiée par Le Monde.

« J’étais à terre » : l’impact de la case prison

« La Justice fait ce qu’elle peut. Moi, j’en veux seulement aux policiers qui ont menti », nuance Bilal. Après le renvoi de son audience, le jeune homme est incarcéré à la maison d’arrêt de Villepinte (Seine-Saint-Denis), en détention provisoire, seulement deux mois après en être sorti pour un autre délit. « Je n’étais plus du tout dans la mentalité de faire toujours plus de bêtises. Je cherchais à fuir les problèmes », assure-t-il. « Je ne pensais pas y retourner un jour. Ça m’a foutu le seum. Surtout que j’étais une victime dans l’histoire ».

Faute de dossier, faute de preuve, Bilal est finalement innocenté cinq semaines plus tard. Il se désole que son procès n’ait pas été l’occasion pour les policiers de se « remettre en cause ». « Les policiers n’avouent jamais leurs torts. Pourquoi le policier qui m’a interpellé n’a pas été poursuivi pour avoir menti devant un tribunal ? », se demande-t-il.

De la prison, il n’en garde pas de souvenirs amers. Tout au plus, il concède que les matelas au sol « ne sont pas terribles ». « En prison, c’est comme à l’extérieur, du moment que tu as un minimum d’argent, tu peux t’en sortir », assure-t-il. « Depuis petit, je connais des gens qui ont fait de la détention. C’est pour cela que je ne suis pas facilement choqué », glisse-t-il.

Le jeune homme se plaint peu des conditions de détention, de son incarcération. « J’étais à terre. Ça a été le pire mois de ma vie », finit-il par lâcher. « Cette histoire m’a pas mal freiné », réalise-t-il.

Pour rattraper le temps perdu, le jeune homme enchaîne un premier petit boulot et une formation en ligne. Il avait entamé des démarches de réinsertion avant la mort de Nahel, accompagné par Wake up Café, une « association de taulard ». « J’étais en train de faire toutes les démarches quand les policiers m’ont interpellé », raconte-t-il. L’explication n’a été jugée assez crédible par le Procureur de Bobigny qui avait requis plusieurs mois ferme en notant une absence de projet.

Mais les soupçons les plus durs à avaler restent ceux de sa mère. « Au début, elle croyait en la version policière. Des amis sont venus lui expliquer la vérité », décrit-il. « Ça a été très dur pour ma mère. J’aurais dû rester chez moi et regarder les émeutes sur mon téléphone comme tout le monde », regrette-t-il à présent.

Après Nahel, des plaies encore ouvertes

« On a plus parlé des émeutes que de Nahel dans les médias », assène Bilal. Trois mois après, le décès de Nahel reste un événement charnière même s’il s’inscrit dans un sujet de société plus large. « Rien que l’année dernière, j’ai dû lire une dizaine d’histoires de personnes décédées après un refus d’obtempérer [15 en 2022 en réalité, NDLR]. Cette fois-ci, ce qui change, c’est qu’il y a une vidéo », complète-t-il.

« J’ai été choqué, non pas par sa mort, mais plus par les propos des policiers », admet le jeune homme. En Seine-Saint-Denis, les relations police-population n’ont pas été remises en cause. « On joue avec eux, ils jouent avec nous, ça a toujours été comme ça », décrit cyniquement Bilal.

Il témoigne également avoir été victime des amendes abusives délivrées au moment de la crise sanitaire pour non-respect du couvre-feu. Plusieurs associations avaient observé « une application disproportionnée et discriminatoire » de ces amendes. « Je dois encore 15 000 euros, tout a été majoré », explique Bilal.

À 20 ans, le jeune homme se dit résigné. Mais ce qui le bouleverse le plus reste l’abandon de l’État qu’il observe au quotidien. Dernièrement, la mairie a décidé de retirer des bancs publics dans son quartier, pénalisant ainsi les séniors. « Je trouve ça vraiment horrible », siffle-il entre ses dents. Trois mois après Nahel, les révoltes, les sanctions judiciaires, un volet reste encore à ouvrir : l’abandon des quartiers.

Méline Escrihuela

*Le prénom a été modifié.

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