Autour de tables massives disposées en U, deux parties se font face. D’un côté, la Délégation interministérielle à l’hébergement et l’accès au logement (DIHAL) représentée par deux jeunes juristes. Une femme aux cheveux bruns noués sur la nuque et un homme au blazer sombre.

De l’autre côté, Me Samy Djemaoun siège aux côtés de sa cliente, Mme Sadio* et sa fille de 15 ans. Le dos droit, cette mère célibataire porte un t-shirt orangé. Jusqu’à mai dernier, elles dormaient dans la rue avec le petit dernier de cinq ans.

Le 26 mai dernier, une décision du tribunal administratif a contraint le préfet de la région Île-de-France de leur proposer un hébergement d’urgence ainsi qu’un accompagnement social. Aujourd’hui, l’État, par la voix de la DIHAL, demande à la juridiction d’annuler cette ordonnance. Il est 11 heures ce 20 juin, le juge des référés du Conseil d’État ouvre l’audience.

396 enfants de moins 5 ans sans solution d’hébergement

Mal assurée, la représentante de la DIHAL présente ses arguments, à commencer par le contexte tendu des places d’hébergement d’urgence dans la région. À la demande du juge, elle chiffre cette saturation.  « Depuis le début de la semaine, 678 mineurs ont fait une demande auprès du 115, 50 % sont restés sans solution d’hébergement, dont 396 enfants de moins 5 ans », liste-t-elle.

Derrière de fines lunettes, la représentante déroule son argumentaire en trois parties : Mme Sadio est isolée, mais d’autres situations sont encore plus précaires ; face à tant d’enfants à la rue, une priorisation doit être établie et enfin, « aucune pièce médicale n’atteste de la détresse psychique de cette mère de famille. »

On a dormi sur les sièges des urgences, avec mon fils dans les bras

Mme Sadio a pourtant connu quatre mois d’errance, à la rue, avec ses deux enfants. Il est 11h15 et le juge se tourne vers la famille, s’excusant pour le langage « un peu technique ». « Comment faisiez-vous pour vivre pendant tous ces mois ? », s’enquiert-il. Mme Sadio explique avoir dormi dans des tentes prêtées par des associations ou à l’hôpital à Saint-Denis, « sur les sièges des urgences, avec [s]on fils dans les bras ».

Une place dans un hôtel à Savigny-sur-Orge

Après le recours porté par Me Samy Djemaoun le 26 mai dernier, le tribunal administratif a finalement contraint le préfet de région à lui trouver un hébergement d’urgence. « On a reçu un SMS du 115, quelques heures après l’audience, pour nous dire d’aller à Savigny-sur-Orge, j’étais tellement contente que j’ai crié de joie et tout le monde m’a regardée », retrace Mme Sadio.

Depuis, elle quitte chaque jour l’hôtel à six heures du matin, prend le RER C, la 4 puis le tramway pour déposer son fils à l’école, Porte de Clignancourt. Elle passe ensuite ses journées dans des associations du 18ᵉ, avec sa fille qui attend d’être scolarisée. Sans pass Navigo, la famille a déjà été verbalisée 3 fois, 80 euros pour chaque contravention. « Il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas », plaide-t-elle simplement.

Partie de Côte d’Ivoire le 21 mars 2021, la famille s’est d’abord arrêtée en Italie, avant de rejoindre la France le 31 janvier 2023. Trois jours plus tard, Mme Sadio tente de joindre le 115 : « Ils m’ont dit d’attendre, d’attendre, d’attendre avant de me faire comprendre qu’ils n’avaient pas de solution pour moi et mes enfants ».

Durant leurs quatre mois d’errance, Mme Sadio se rapproche d’Utopia 56, rencontre d’autres mères isolées et entend parler de Samy Djemaoun. « Il a déjà aidé beaucoup d’entre nous, alors ça m’a donné espoir », confie-t-elle. « Les familles se repassent mon numéro », explique celui qui dit avoir l’impression de se battre contre des moulins à vent.

Plus de 100 requêtes en sept mois

Ces sept derniers mois, l’avocat a déposé plus de 100 requêtes devant le tribunal administratif concernent à la fois l’hébergement d’urgence et les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile. « Avant, il y en avait une vingtaine par an. Depuis que j’ai commencé, j’ai dénombré à peu près 70 familles mises à l’abri. Mais, ce ne sont pas des victoires pour autant, juste un simple rétablissement de la légalité. »

Pour lui, le problème reste politique. « En 24 heures, ils trouvent des places en Île-de-France. S’ils voulaient mettre tous les enfants à l’abri, ils le pourraient », soulève l’avocat.

Pourtant, lorsque Me Djemaoun obtient gain de cause devant le tribunal administratif, la DIHAL fait appel, presque systématiquement. Et le contentieux se retrouve, comme pour Mme Sadio, devant le Conseil d’État. « Ils déposent des recours pour remettre à la rue des enfants de moins de six mois », soupire-t-il. Un travail de Sisyphe. Il espère tout de même faire avancer la jurisprudence de l’hébergement d’urgence sur le triptyque « pérennité, adaptation et accompagnement social ».

Des gens que la justice ne veut pas voir

Pour la suite, l’avocat réfléchit à créer des initiatives juridiques collectives. « Ça les arrange que l’on saisisse individuellement le tribunal pour chaque famille, mais nous, on voudrait montrer le caractère systémique de ces problématiques. » En attendant, il continuera d’accompagner des familles aux audiences. « On leur amène des gens qu’ils ne veulent pas voir. Ça nous permet de montrer à la justice que derrière les numéros, il y a des vies humaines et que ces personnes ont des droits, comme tout le monde », persiste Me Djemaoun.

Sous les dorures de la salle d’audience, Mme Sadio acquiesce face au juge : « Non, ça ne me dérangerait pas d’être envoyée en dehors de l’Île-de-France. Avec mes enfants, on a besoin d’un endroit, avec une cuisine si possible ». « L’administration fait de son mieux pour vous mettre à l’abri, mais il faut trouver des compromis », lui répond le juge qui rendra sa décision dans une semaine.

Edit : le Conseil d’État a rejeté l’appel formé par la DIHAL, le vendredi 23 juin. 

Margaux Dzuilka, Névil Gagnepain, Héléna Berkaoui 

*Le nom a été modifié

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