Taper au porte-monnaie. C’est l’objectif revendiqué de l’article 14 inscrit dans le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi). Pour une série de délits mineurs, ce texte prévoit de généraliser les amendes forfaitaires délictuelles (AFD) à tous les délits punis d’une seule peine d’amende ou d’un an de prison maximum.

L’article, en cours d’examen au Parlement, fait déjà bondir les associations de quartiers et quelques professionnels du droit. Ces amendes et leurs dérives sont connues et subies sur le terrain. Les AFD concernent déjà onze délits dont la conduite sans permis et l’usage de drogue.

Avec cette loi, près de 3 400 délits seraient concernés comme l’occupation des halls, l’installation des communautés des gens du voyage sur des terrains non prévus à cet effet, ou encore la vente à la sauvette. Pour ces cas-là, l’amende est déjà en cours d’expérimentation dans quelques départements. « L’amende forfaitaire délictuelle recouvre aujourd’hui une vingtaine de délits », soulève Maître Nathalie Tehio, avocate et membre de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH).

Une inscription au casier judiciaire, sans passer devant un juge

« Cela ne parait rien mais en réalité, c’est vraiment très loin d’être un outil anodin », préviennent d’une seule voix le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature. À la différence d’une simple contravention, l’AFD s’accompagne d’une inscription au casier judiciaire, sans passer devant un juge.

Ce n’est pas la première fois que le gouvernement assume de s’attaquer au porte-monnaie. Dans les tiroirs depuis plusieurs mois, la Lopmi a attiré l’attention du Conseil d’État. Dans sa première version, l’extension de l’AFD prévoyait de sanctionner tous azimuts « près de 3400 délits, de nature et de gravité diverses » – personnes majeures comme mineurs – s’étonnait le Conseil, en mars dernier. Le gouvernement a été contraint d’assouplir sa copie : exit la verbalisation des mineurs, mais les risques demeurent.

Le risque de voir s’installer des amendes au faciès

Depuis 2016, les contraventions dressées par les forces de l’ordre pleuvent. C’est le résultat logique de la politique menée par le gouvernement et des amendes Covid. Nous avions déjà enquêté sur ces jeunes mis à l’amende et dont la sanction a parfois relevé de l’arbitraire le plus total (lire notre enquête).

Alerté par des contrevenants qui ont reçu de multiples amendes, le Défenseur des droits signalait le 3 octobre dernier, que « ces verbalisations répétées concernent presque exclusivement des hommes jeunes (moins de 25 ans), parfois des mineurs, perçu comme d’origine étrangère, verbalisés dans un périmètre géographique restreint autour de leur domicile, souvent par les mêmes agents ».

Dans son bilan 2021, le ministère de l’Intérieur note d’ailleurs une disparité géographique avec un taux de deux AFD pour 1 000 habitants en Seine-Saint-Denis (4,4 ‰), dans le Val-d’Oise et l’Oise. Et un taux quasi nul pour ce qui concerne les départements de l’Aube ou de la Meuse.

Avec cette loi, le Défenseur des droits craint un « risque d’accroissement des pratiques discriminatoires » de la part des forces de l’ordre chargées de dresser ces AFD, à l’image des contrôles au faciès.

« Avec l’extension de l’AFD, on vise les pauvres »

« Avec l’extension de l’amende forfaitaire délictuelle, on vise les pauvres via les petits vols ; les contestataires via l’occupation des lycées par des étudiants ; les gens qui ne rentrent pas dans la norme avec les gens du voyage », interprète Nathalie Tehio.

« Le projet de loi concentre toute l’activité de la police sur la voie publique. Les policiers doivent nettoyer l’espace public : le reste est accessoire », complète Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la Magistrature.

« L’une des hypothèses que l’on peut émettre, c’est qu’on cherche à chasser les indésirables », estime Aline Daillère. Juriste et chercheuse en sociologie de l’action publique, elle travaille sur le sujet des multi-verbalisés depuis 2018. D’abord à Calais, auprès des associations qui viennent en aide aux exilés, puis en Ile-de-France où « le phénomène se massifie depuis le Covid ».

J’ai rencontré des jeunes qui pouvaient avoir jusqu’à 20 000 euros de dette

« J’ai rencontré des jeunes qui pouvaient avoir jusqu’à 20 000 euros de dette , soupire-t-elle. Ces jeunes ont l’impression que l’on ne veut pas d’eux dans l’espace public ».

Pour le moment, une grande partie des AFD est dévolue à sanctionner l’usage de stupéfiant : 150 euros si l’amende est payée sur place et 450 euros après majoration. Une personne qui aura les moyens de payer plus rapidement paiera donc moins pour éviter le risque d’une peine de prison d’un an ferme. En 2021, environ 100 000 amendes pour ce motif ont été dressées par les forces de l’ordre.

Par ailleurs, l’AFD place le pouvoir judiciaire dans les seules mains des forces de l’ordre. Pour renforcer ces amendes, le projet de loi prévoit à ce titre de simplifier la procédure pénale : tous les nouveaux policiers et gendarmes seront formés aux fonctions d’officier de police judiciaire (OPJ). Exit, le passage devant le juge qui permet au contrevenant de se défendre. Dans l’ordre des choses pourtant, « la police constate et le juge condamne », rappelle le Syndicat de la magistrature.

Des amendes plutôt plutôt que des stages de sensibilisation

Une personne jugée devant un tribunal pour consommation de drogue peut être condamnée à réaliser un stage de sensibilisation prévu par le Code de Santé Publique. Un stage qui disparaît donc avec cette amende. « L’AFD n’est pas une alternative pénale, c’est de la répression tout court », tonne Nathalie Tehio. Signe des temps qui changent, les stages de sensibilisation ne représentaient plus que 5,2% des peines alternatives prononcées en 2019 contre 9,1% en 2012, selon les chiffres du CNRS.

« Cette loi va maintenir des jeunes dans une même dynamique alors qu’ils veulent s’en sortir », fait remarquer Omer Mas Capitolin, président de l’association Maison communautaire pour un développement solidaire (MCDS), située dans le Nord parisien.

« L’État crée les conditions d’endettement en disant lutter contre la délinquance »

« En tant que citoyen, poursuit-il, je note qu’on est en face de quelque chose d’assez pervers : l’État crée les conditions d’endettement et de surendettement tout en disant lutter contre la délinquance. Mais pour les jeunes qui ont des problèmes d’argent, il n’y aura pas 30 000 solutions pour régler ces dettes.. », prophétise-t-il.

Contrairement aux discours affichés, l’AFD n’apporte aucune solution à la problématique de la surpopulation carcérale, notamment dans les maisons d’arrêt où sont incarcérés des jeunes issus des classes populaires pour des peines de moins de deux ans.

Un modèle calqué sur les sanctions visant les gens du voyage

En septembre 2021, en clôture du Beauveau de la Sécurité, le Président de la République faisait le parallèle entre la lutte contre l’usage de stupéfiant sanctionné par AFD depuis un an, et celle contre les occupations illicites de terrain par les gens du voyage.

Avec le projet de loi Lopmi, les gens du voyages reçoivent le même traitement que les habitants des quartiers populaires. « Ce que vivent les jeunes de cité, je l’ai vécu à Lieusaint (77) pour défaut du port de la ceinture alors que mon moteur n’était pas allumé », relate Charles, un voyageur, la cinquantaine.

Avec les gendarmes, on peut discuter. En région parisienne, les policiers sont très durs

Installé en Île-de-France après des années dans le sud de la France, il est donc contrôlé et se voit enlever plusieurs points de permis en écopant d’une amende. « Ailleurs, avec les gendarmes, on peut discuter. Certains sont même merveilleux. En région parisienne, les policiers sont très durs », juge-t-il.

Charles prédit « la mort clinique des voyageurs » si la généralisation des AFD entre en vigueur début 2023. Depuis son expérimentation, en septembre 2021, une dizaine de recours pour amende arbitraire sont en cours devant le Procureur de Rennes qui centralise les amendes forfaitaires selon la FNASAT (Fédération Nationale des Associations Solidaires d’Action avec les Tsiganes).

« Aujourd’hui, les forces de l’ordre ont un outil précis, spécifique »

Le délit d’occupation illicite de terrain existe depuis 2003. Au fil des années, les peines et amendes encourues ont doublé pour atteindre 1 an de prison et 3 150 euros d’amende. L’AFD mise en place pour répondre à ce délit est la plus lourde dans l’échelle des amendes prévue par la loi : 400 euros majorée à 1 000 euros, en cas de retard de paiement.

« Le harcèlement policier existe depuis toujours par rapport aux gens du voyageurs », expose  Jérôme Weinhard, animateur juridique à la Fnasat. « Avant ils bricolent pour le faire. Aujourd’hui les forces de l’ordre ont un outil précis, spécifique », prévient-il.

Méline Escrihuela

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